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30.6.16

Néron, les empereurs-fous et le Sénat romain

Aujourd'hui ça va être un poil compliqué parce que je vais évoquer un concept qui traverse l'histoire romaine de bout en bout, même si, pour ma part, je n'en connais vraiment, en gros, que trois siècles et demi. J'ai dit récemment à propos de Macroscopie que niveau culture sur le net il fallait prendre avec des précautions les données et les sources, et pour ma part, je suis passionné de romaine, mais pas diplômé en la matière ^^

J'en sais très peu sur la monarchie romaine (les sept rois légendaires) et les débuts de la république et à peine plus sur la toute fin de la période, le IVème et le début du Vème siècle.
A nouveau je signale que la fin de l'ère romaine occidentale c'est 410 – le sac de Rome par les Goths – ou 476 – la déposition du dernier empereur romain, Romulus Augustule, fils d'un chef barbare – et que pour ma part je penche pour 410.
En revanche je connais bien voire vraiment bien la période de la fin du IIème siècle avant notre ère (l'avènement de Rome comme puissance dominante en Méditerranée occidentale) jusqu'à la fin du IIIème siècle de notre ère avec la Tétrarchie, dont je parle à la fin du présent article.

Bref, je vais parler d'un sujet récurrent dans l'histoire romaine, mais seulement pour la partie que je connais.
On va parler de Néron, des empereurs fous et des relations avec le Sénat.


Le Sénat dans les institutions.

L'une des grandes forces de Rome en tant qu'entité politique est qu'elle n'a jamais vraiment modifié ses institutions politiques. Normalement un état de longue durée doit se réformer régulièrement pour s'adapter aux circonstances – en mille ans la monarchie franque/française est passée d'un puzzle germanique à une toile féodale instable avant de devenir un pouvoir centralisé et même absolu.
Et bah pas Rome. 
Après la disparition de la monarchie au début du Vème siècle avant J-C, elle devient une république. Peu après, des tensions entre patriciens et plébéiens mènent à l'instauration des Tribuns de la Plèbe, les seuls magistrats populaires de la Cité.
Le pouvoir, hybride, repose alors sur trois socles. Ce que l'observateur grec Polybe a décrit comme un mélange parfait d'oligarchie, de démocratie et de royauté.

Alors il est très bien ce document mais en vrai il faut retenir que les comices votent pour des candidats aux magistratures appuyés par les sénateurs en fonction d'intérêts personnels (et du clientélisme). Rome n'est en rien une démocratie et le Sénat est tout-puissant sous la république.

Le Sénat représente l'oligarchie, il vote les lois et nomme les magistrats qui gèrent le « gouvernement » (impôts, justice, droit, maintien de l'ordre...). Les consuls nommés par le Sénat en son propre sein incarnent la monarchie : ils sont deux et ont tout pouvoir pendant un an, traditionnellement un dans la Ville et un dans le territoire de la république (Urbi et Orbi). La démocratie est matérialisée par les comices (mot masculin toujours au pluriel), des assemblées réunissant les 12 tribus de Rome qui votent les lois après le Sénat.

Et bah à l'apogée du Principat quatre siècles plus tard, sous les Antonins (96-192), c'est toujours comme ça que ça fonctionne. Bon, les comices ont perdu la plupart de leur pouvoir au profit du Sénat et surtout du Prince, mais la structure est la même.
Par contre, l'un des enjeux majeurs du principat, c'est que le prince ne gouverne pas sans le Sénat. Il peut pas, c'est physiquement et humainement impossible. Ça reviendrait à se couper des élites économiques et sociales de l'empire. Si on devait reprendre la métaphore organique de l'Ancien Régime où le roi de France est la tête du royaume et où le peuple est le corps, le prince romain est la tête, le Sénat est le cœur. T'as probablement vu un film où un sénateur disait que le cœur de Rome n'était pas dans le marbre du Sénat mais dans le sable du Colisée, et bah si si, il est dans le marbre du Sénat.
Comme à notre époque ce sont les médias et les politiciens qui définissent l'opinion publique et dans quel sens elle va, chez les Romains, c'est le Sénat qui fait ça. Un prince qui gouverne sans le Sénat ou contre lui perd son lien avec l'opinion publique. Et sans elle, il n'est qu'un homme à abattre, c'est la porte ouverte aux usurpations.
Bref, passons à Néron.


Agrippine et Néron.

J'avais terminé l'article précédent sur les séquelles du règne d'Auguste, les difficultés familiales chez les Julio-claudiens qui ont mis à mal toute la dynastie.
On qualifie souvent Néron d'empereur fou, mais il faut savoir que, dans l'État et la société où le Sénat gouverne l'opinion publique, c'est lui qui définit la notion même d'empereur fou. N'est fou que celui qui est désigné comme tel par le Sénat. En vrai, Caligula, 3ème empereur romain, était un jeune con tyrannique et inexpérimenté (il a notamment servi d'inspiration historique à un certain Joffrey Baratheon).

Joffrey Baratheon et sa principale référence historique, l'empereur Caligula. Difficile de ne pas voir une ressemblance tant dans leur existence que dans leur visage.

Après Caligula, on est allé récupérer Claude, dernier enfant de Drusus Germanicus, lui-même frère de Tibère, ce qui fait de Claude le neveu d'un empereur (Tibère) et l'oncle d'un autre (Caligula). Claude a survécu aux assassinats causés par Séjan, préfet du prétoire (la garde personnelle) de Tibère, ainsi qu'au chaos du règne de Caligula. Il a eu un règne assez intéressant, a consolidé le limes de Germanie (Rhin-Danube) instauré par son père, son frère Germanicus et son oncle Tibère, et sous son règne a même été conquise une partie de la Bretagne.
Sauf que Claude avait une personnalité assez effacée – il a passé une partie de sa vie à se faire discret et en plus il était bègue – si bien qu'il est dominé par ses épouses et surtout la quatrième, Agrippine la Jeune.

Celle-ci, fille de Germanicus, petite-fille de Drusus, petite-nièce de Tibère, arrière petite-fille adoptive d'Auguste, sœur de Caligula, est une julio-claudienne incontestable. Du coup, sur ordre de Tibère, elle est mariée en 28 à Cnaeus Domitius Ahenobarbus (« à la barbe d'airain »), qui est lui-même descendant d'Octavie, la sœur d'Auguste, et de Marc-Antoine, le grand général de César et ennemi d'Auguste. Ils ont un fils, Lucius, né en 37, année de la mort de Tibère. L'auteur latin Suétone raconte que son père, violent et débauché, aurait déclaré que de lui et de son intrigante de femme ne pouvait naître qu'un monstre. Par chance, le mec à la barbe de bronze meurt trois ans plus tard, en 40.

Buste d'Agrippine du Ier siècle 
conservé au Musée National de Varsovie, Pologne.

Bien qu'elle ait passé la majeure partie de sa vie entre Rome et l'exil (à cause de son frère cinglé, mais sûrement aussi de ses propres intrigues), Agrippine demeure une femme puissante et elle en joue énormément, ce qui lui permet d'être épousée par son oncle, l'empereur Claude, en 49.
Au passage, son fils est adopté par Claude et prend le nom de Néron (en version courte, sinon c'est Nero Claudius Caesar Drusus Germanicus ^^). Le truc c'est que Néron est d'une très haute lignée, puisqu'il descend de la femme (Livia) et de la sœur (Octavia) du premier empereur par sa mère et par son père respectivement.

Du coup, Agrippine s'efforce de le placer à la moindre occasion, à la manière d'Atia Balba avec Octave dans la série Rome (ce qui est logique, vu qu'Octave, c'est Auguste). C'est probablement pas le cas, mais je serais pas surpris si on m'annonçait qu'Agrippine et Lucius ont servi d'inspirations historiques pour Cersei Lannister et Joffrey Baratheon.
Dès son mariage avec Claude, et alors même que celui-ci a un fils de son mariage précédent, un garçon nommé Britannicus (un titre conféré par le Sénat à son père Claude après la conquête de la Bretagne), Agrippine fait tout pour imposer Néron au détriment de son demi-frère plus légitime, et y parvient. Ses propres intrigues politiques finissant par s'avérer dangereuses et par attirer la colère de son mari, elle le fait empoisonner (avec des champignons, dit-on), et son fils lui succède sous le nom de Néron en 54 à l'âge de 17 ans.
L'année suivante, il fait assassiner Britannicus, âgé de 14 ans.

Buste de Néron daté du Ier siècle. Les bustes les plus connus de lui, où il est représenté barbu pour souligner son philhellénisme, datent du... XVème siècle. Cela dit, on note que même sur un buste de son vivant il porte la barbe, ce que ne font pas les empereurs avant près d'un siècle. C'est Hadrien qui inaugure la tradition et on trouve alors deux types de barbes impériales dans l'iconographie : courte pour le général (Hadrien), dense et bouclée pour le philosophe (Marc-Aurèle).

Le problème c'est que, on l'a vu avec Auguste et Tibère et ça se confirmera par la suite, le prince, en latin princeps, le premier, est premier d'entre ses pairs, les sénateurs. C'est un homme éprouvé avec une carrière et des compétences (raison pour laquelle le jeune et ignorant Caligula a merdé), précisément ce que Néron n'est pas.
Maintenant, ce qu'il faut noter, c'est que Néron, par son ascendance maternelle comme paternelle, est issue d'une longue lignée liée au pouvoir républicain puis impérial. Il a été élevé par sa mère dans la conviction que le prince peut faire tout ce qu'il veut, limite c'est Palpatine, aucune limite à son pouvoir. Ce qui est faux pour tout un tas de raisons, mais les premières et les plus évidentes peuvent se résumer en deux mots : Sénat et Agrippine.

Agrippine, la mère de Néron, est née en 15. Elle a, durant son enfance et son adolescence, assisté à la fin du règne du second prince. Elle a donc vu la merde que c'était quand Rome est dirigée par des républicains qui ne veulent pas assumer la stature impériale, et quand Tonton Tibère s'est retiré à Capri, ouvrant la voie à ce connard de Séjan, le Préfet du Prétoire, et à ses intrigues d'ambition politique.
Elle a écarté toute rivalité, elle a manipulé, elle bénéficie du soutien de notables et de riches affranchis de l'administration de Claude, et elle veut régner, même si elle a enseigné à son fils qu'il était quasiment un dieu sur Terre. Un affrontement naît alors avec lui, par assassinats et complots interposés. Par exemple, quand le jeune Néron trompe sa femme Octavie (je rappelle qu'elle est sœur de Britannicus, donc demi-sœur de Néron), ses conseillers le philosophe Sénèque et le Préfet du Prétoire Sextus Afrianus Burrus le soutiennent face à Agrippine. Celle-ci décide d'appuyer Britannicus, plus légitime, et c'est là que son fils fait assassiner le jeune homme, dont il trompait la sœur. L'amour familial, tout ça.

Sénèque (en latin Seneca) est un philosophe stoïcien et dramaturge qui a joué le rôle de précepteur puis de conseiller à Néron durant la première partie de son règne. On le voit ici sur un buste du IIIème siècle reproduit d'après un original du Ier siècle, en Janus (à deux visages) avec Socrate.

Néron, débauché et volage, enhardi par son statut, multiplie les frasques et les erreurs avec son entourage personnel – ou alors il est facilement manipulable – ce qui mène à son isolement face à Agrippine qui est assassinée en 59, à Octavie, épouse vertueuse bafouée qui finit par s'ouvrir les veines en 62, et au Sénat, qui apprécie moyennement les empereurs débauchés, frivoles et parricides. Sénèque s'est retiré des affaires, Burrus est mort, le favori Othon est envoyé en Lusitanie (Portugal) où il se trouvera d'ailleurs en 69 quand il sera l'un des quatre empereurs revendiquant le pouvoir.
Un peu après, à l'issu d'un grand incendie à Rome, Néron décide de rebâtir la ville à sa gloire avec la Domus Aurea (la « Maison Dorée ») dont une salle de banquet dotée d'un plafond en voûte céleste qui tourne sur elle-même. L'espace sera récupéré, après Néron, pour faire place à l'Amphithéâtre Flavien (de Vespasien Flavien et la nouvelle dynastie), plus connu sous le nom de Colisée.
Plus tard, en 65, est découverte une nouvelle conjuration au sein de laquelle on trouve de vieux amis de Néron comme Sénèque, qui est contraint de se suicider. Décidément ça s'arrange pas, et ça encourage de plus en plus de monde à intriguer contre lui.

D'un autre côté, Néron est issu d'une famille de républicains qui ont été promus à l'imperium et comme je l'ai dit la dernière fois, l'un des caractères de l'aristocratie républicaine est sa grande culture. Allez savoir pourquoi ou comment, mais l'un des traits majeurs de Néron est qu'il est philhellène : littéralement « il aime les Grecs ».
Tous ces gens qui essaient d'assassiner le débauché égocentrique qu'il est, ça commence à l'ennuyer, alors il décide d'aller déclamer de la poésie et de participer à des concours artistiques en Grèce. Le paroxysme tient dans un discours qui cristallise l'hostilité du Sénat pour le prince. Je vous mets ici la seconde partie du « Discours à Corinthe pour rendre leur liberté aux Grecs ».

La foule s'étant réunie en assemblée, l'Empereur a fait cette proclamation :

« C'est un don inattendu de vous, Hellènes – encore que de ma bonté magnanime on doive tout espérer – que je vous accorde, et si grand que vous ne pouviez même le solliciter. Vous tous, habitant l'Achaïe ou la terre jusqu'ici nommée Péloponnèse, Hellènes, recevez, avec l'exemption de tous les tributs, la liberté que, même aux jours les plus fortunés de votre histoire, vous n'avez pas possédée tous ensemble, vous qui toujours fûtes esclaves ou de l'étranger ou les uns des autres. Ah ! que n'ai-je pu, aux temps prospères de l'Hellade, donner ce cours à mes bontés, pour voir jouir de ma faveur un plus grand nombre d'hommes ! Et c'est pourquoi j'en veux au temps qui a amoindri d'avance la grandeur d'un tel bienfait. Aussi bien, en ce jour, ce n'est pas la pitié, c'est l'affection seule qui me fait généreux envers vous. Et je rends grâces à vos dieux, ces dieux dont sur terre et sur mer, toujours, j'éprouvai la protection, de m'avoir donné l'occasion d'être si grandement bienfaisant. Des villes ont pu recevoir d'autres princes leur liberté, Néron la rend à une province entière. »

Situation de l'Achaïe (Grèce) dans l'Empire romain sur une carte représentant son étendue au IIème siècle.

Alors ça peut paraître trois fois rien comme ça, mais à Rome dans l'Antiquité, c'est une révolution. Dans la pensée romaine, pour le citoyen comme pour le sénateur, pour l'esclave, le pérégrin ancien barbare ou le magistrat, c'est la même réalité qui s'applique. Le monde se divise en trois catégories : les lieux de droit romain, donc au début du principat l'Italie entière et ça et là quelques villes, le reste du territoire de la République, et le monde extérieur.
La Grèce, ici on parle de l'Achaïe c'est-à-dire le Péloponnèse et l'ancien Attique (région d'Athènes), fait partie du territoire républicain. Dans l'empire romain, c'est une évidence aussi naturelle que parler latin en Occident et grec en Orient, aussi logique que le cycle solaire : Rome domine le monde. Les Romains sont des vainqueurs-nés, tous les autres sont des vaincus.
« Rendre leur liberté aux Grecs », ça veut dire ériger la Grèce au rang de Rome, de l'Italie, au rang des vainqueurs. Un siècle après la Guerre des Gaules, deux siècles après la chute de Carthage et de la Grèce, ça se fait pas. C'est intolérable, c'est inenvisageable quelles que soient les circonstances. C'est d'ailleurs ce qui provoque à son retour à Rome en 68 un nouveau soulèvement : Néron se suicide à 31 ans et la crise qui suit sa mort, en 68/69 sera connue sous le nom d'Année des 4 empereurs.

Domitien et la fin des Flaviens.

Faisons un bond dans le temps, de quelques années.
Néron se suicide en 68, Galba tente d'usurper l'imperium, soutenu puis renversé par Othon, lui-même assassiné au profit de Vitellius, qui finit tué à l'approche des armées fidèles au général Vespasien alors en Judée, mais ça j'en ai déjà parlé quand j'ai évoqué ledit Vespasien.
Il règne dix ans, jusqu'en 79, puis est succédé par son fils aîné Titus. Domitien, le cadet, qui a été fait prisonnier dans sa jeunesse par Vitellius, pour faire pression sur ses rivaux, n'envisage à priori pas d'être prince.
C'est une possibilité, mais Titus est jeune et il peut encore avoir une vie longue et profitable, d'autant que c'est un meneur d'homme éprouvé. Manque de pot, la peste éclate à Rome et Titus meurt en 81 après deux ans de règne. Son jeune frère Domitien devient donc empereur à l'âge de 29 ans.

Buste de Domitien du Ier siècle (seule la tête est d'origine, le torse est d'époque moderne), visiblement représenté en Jupiter vu la présence de lauriers.

Encore une fois, on est face à un biais historique et historiographique. Domitien a reçu une éducation classique, de qualité, puisqu'appartenant à la classe sénatoriale grâce à son général de père – je rappelle que dans l'empire romain, les fonctions militaires sont pleinement intégrées à la carrière politique. Cependant il manque du charisme et du talent de son père et son frère pour être un meneur d'hommes.
Son règne est pourtant pas un échec retentissant, puisqu'après Néron et malgré la transition de Vespasien (qui a notamment créé un impôt sur les latrines, fondant l'adage que l'argent n'a pas d'odeur), il faut assainir les finances et rétablir l'économie.

Je l'ai vu en étudiant le limes rhéno-danubien, Domitien occupe et consolide personnellement les Champs Décumates, un grand secteur du haut-Danube et du haut-Rhin, en forme de coin, qui relie les deux fleuves et constitue la part la plus solide de ce qu'on appelle le limes. Le reste, c'est essentiellement un réseau de forts et de routes le long des fleuves et à l'intérieur des frontières, pour contrôler, romaniser, mais aussi pour canaliser les mouvements des Germains vers des secteurs choisis.
Je rappelle que le limes, comme toute frontière, est une interface, pas un obstacle. Les Romains commercent avec la Germanie, entre autre pour les ambres (gris et jaune), les métaux (qui servent à faire de très bonnes armes franchissant ensuite la frontière dans l'autre sens) et les fourrures.

Le haut-Rhin et le haut-Danube au début du IIème siècle. On y voit clairement, au centre, les Champs Décumates fortifiés par Domitien, reliant les deux portions du limes bien que le terme ne désigne ici, à juste titre, que les défenses en dur et non la frontière elle-même. 
On voit même les noms des différentes provinces les plus proches (Gaule celtique, narbonnaise, belgique, cisalpine, Germanie supérieure et inférieure, Rhétie et Norique).

Bref, de manière générale, Domitien règne très bien, mais le problème c'est qu'il règne seul. Sous le principat, depuis Auguste jusqu'à Marc-Aurèle et même Septime Sévère (respectivement 161-180 et 193-211), le prince maintient une fiction républicaine à l'égard du Sénat. L'assemblée possède encore quelques pouvoirs, notamment le fait de valider les empereurs, d'appuyer leur politique et, encore une fois, elle a la mainmise sur l'opinion publique.
Du coup, y'a un genre d'accord tacite qui dit que si l'empereur, qui délègue le gouvernement de certaines provinces au Sénat, les provinces publiques, est un monarque (mono archos, un seul pouvoir, on parle pas de royauté), il fait comme si le Sénat était encore une assemblée souveraine.

C'est un peu le même problème qui s'était posé avec Jules César quand on l'a envoyé sécuriser un accès terrestre entre l'Italie et les provinces d'Espagne et qu'il s'est repointé à Rome avec toute une Gaule sous le bras. C'est favorable à Rome, mais c'est pas ce qui était prévu sur le contrat.
Domitien qui intervient à tous les niveaux de la société, nomme et révoque les sénateurs, favorise des membres de l'ordre équestre, des chevaliers (grands marchands, les futurs « bourgeois ») plus loyaux parce qu'aspirant à l'élévation sociale, bref, Domitien qui maintient l'ordre et l'efficacité en luttant contre la corruption, sur le papier, c'est sympa, mais en vrai, ça veut dire qu'il règne en autocrate incontesté.
Ce qui fait que la contestation à son règne est de plus en plus forte et qu'il est assassiné en 96 à l'issue d'une conspiration, après qu'un premier soulèvement ait eu lieu en 89, deux légions de Germanie s'étant alors alliées aux barbares Chattes, qui furent ensuite repoussés.

Le Sénat refuse à Domitien les honneurs de la divinisation, et il est frappé de damnatio memoriae : son nom est martelé sur les inscriptions, les honneurs conférés de son vivant lui sont retirés et il est interdit de le mentionner, ce qui est déjà arrivé (Caligula, Néron, Marc-Antoine...) et arrivera à nouveau. C'est habituel en fait.

La crise politique de 238.

On fait un second bond dans le temps pour arriver au troisième empereur du jour, Maximin le Thrace. Lui, j'en parlerai moins que pour Domitien et Néron pour une raison simple. J'ai travaillé sur lui pour un long exposé (33 minutes, j'adore ce prof qui chronomètre les étudiants ^^) y'a quelques années, et je l'avais vachement réussi, bonne structure, bon propos et tout (à deux semaines du début du semestre, hashtag la passion, hashtag travailler dur ça marche).
Du coup j'ai préparé un article (qui est fini) sur Maximin.
La seule raison pour laquelle je ne l'ai pas encore publié, c'est par respect de la chronologie : j'ai encore un article à caler entre les deux. Les plus malins ou cultivés d'entre vous auront remarqué que c'est bizarre de parler des empereurs fous sans évoquer Commode. C'est parce que lui aussi aura droit à son propre article.
Bref, Maximin.

Maximin le Thrace est un empereur détesté par le Sénat et qui n'a pas fait date dans l'histoire romaine, entre autres à cause de son règne court de 3 ans, entre 235 et 238, mais aussi et surtout pour la raison qui explique cette brièveté.
Après avoir mis fin à une lignée qui a commencé très bien et a fini de façon calamiteuse – les Sévères – il a passé ses trois années de règne, basiquement, à combattre les Barbares sur la frontière et à canaliser toute la richesse de l'empire pour la défense militaire.

Buste de Maximin le Thrace réalisé à un moment indéterminé de son règne (235-238). Ce qu'on ne voit pas là, et pour cause il faudrait une statue, c'est que Maximin était décrit comme de très grande stature.

On parle d'un empire qui jusque là était habitué à baigner dans l'opulence et à dominer le monde. Le truc, j'en parlerai aussi quand j'évoquerai Commode, c'est que Rome a toujours souffert d'une forme de mépris qui la fait se désintéresser du reste du monde.
Concernant le limes rhéno-danubien, les Romains ont repoussé et écrasé les tribus germaniques quand ces dernières entraient dans le territoire de la république, mais il y a rarement eu installation durable de l'empire au-delà des fleuves. En fait le seul exemple c'est la Dacie. Du coup, l'empire n'a jamais prêté attention aux migrations barbares, ni ne les a empêchées, et ce sont justement elles qui ont constitué les fédérations de tribus qui, durant l'Antiquité tardive, se réfugieront sur son territoire pour fuir l'avancée des Huns.

Donc en gros ce qui se passe entre Marc-Aurèle dans les dernières années de sa vie (vers 170-180), Septime Sévère entre 193 et 211, et Maximin en 235-238, c'est que les tribus germaniques sont de plus en plus cohérentes et unifiées parce que jamais vaincues ni éloignées définitivement, et qu'elles parviennent de plus en plus facilement à entrer dans l'empire, d'où les besoins croissants de la défense.
Accessoirement, le fait que Maximin règne seul, n'aille jamais à Rome saluer l'antique institution mais se contente d'exiger de l'argent, ça passe mal. Ironiquement, la crise de 238 est un des derniers sursauts politiques du Sénat, qui sera durablement affaibli par la crise militaire (dans les manuels et l'historiographie on parle souvent à tort d'anarchie militaire alors qu'il n'y a pas anarchie, mais instabilité du pouvoir, ce qui est différent) du IIIème siècle.

Carte des tribus germaniques au milieu du Ier siècle de notre ère. On a grosso modo les ensembles qui se maintiendront par la suite et s'unifieront en grandes fédérations que l'on connaît davantage. Francs, Goths, Marcomans, Vandales ou encore Alains, qui entreront dans l'empire au Vème siècle.

En 238 coexistent 6 empereurs dont 5 sont assassinés parmi lesquels 4 sont nommés par le Sénat – Maximin est le cinquième – puis les usurpations se multiplient dans les provinces au point que dans les années 280, le général Dioclétien, en devenant empereur, instaure la Tétrarchie : un régime à deux puis à quatre (tetra) têtes, avec, si on schématise, deux rois en Occident et Orient et deux princes pour les seconder et leur succéder.
L'empire, le titre, n'est plus pour Dioclétien un privilège perpétuel mais une fonction au service de l'empire romain, qui est quittée au profit du successeur désigné quand le moment est venu. Et effectivement, Dioclétien ne meurt pas empereur, mais quitte le pouvoir après son "mandat". Les deux Augustes règnent avec leurs deux Césars et le Sénat n'est consulté à aucun moment puisque la Tétrarchie est toute entière contrôlée par les généraux et tournée vers la politique militaire.

 Tête de l'empereur Dioclétien datée de la fin du IIIème siècle.
Là c'est de l'interprétation personnelle mais à mon avis elle devait faire partie d'une statue monumentale qui a été perdue, parce qu'une tête aussi grosse c'est pas pour un buste.
On note cependant, fait rare et exclusif à la fin de l'histoire romaine (à partir du IVème siècle), la présence d'une couronne, outre l'habituelle barbe du général.


Conclusion : le Sénat et les empereurs fous.

Bref vous l'aurez compris, la notion d'empereur fou est extrêmement liée au point de vue du Sénat dans un régime qui, par essence, ne lui accorde plus la place dominante. Le temps où l'assemblée nommait les consuls et tous les magistrats est terminé, mais elle conserve le contrôle sur l'opinion publique. Nous sommes dans un monde où l'image publique est placée dans le long terme, et où la postérité fait la grandeur ou la déchéance.
Du coup, le Sénat et à travers lui tous ceux qui peuvent bénéficier de son action – à commencer par les empereurs potentiels – ont tout intérêt à déclarer tyrans ou ennemis publics les princes qui sortent trop clairement du cadre institutionnel et politique tracé par Auguste. De désigner comme personnes à abattre celles et ceux qui usurpent les pouvoirs traditionnellement dévolus au Sénat.

Dans le même ordre d'idées, on comprend pourquoi beaucoup d'auteurs antiques critiquaient sévèrement certains princes du passé et les empereurs qualifiés de fous ou de tyrans. Quel meilleur moyen de plaire à l'empereur régnant que de lui dire qu'il est mieux que les autres ? Et puis à l'époque romaine aussi y'avait du mainstream, parfois c'était dans l'air du temps de basher un empereur assassiné, souvent il faut les chercher, les points de vue équitables sur Néron, Domitien, Commode ou Maximin !

Heureusement, l'historiographie et l'étude des sociétés à long terme, ainsi que de l'histoire romaine en général, permet de définir les conséquences des actes de chacun. Tel empereur a-t-il eu un impact positif dans sa dynastie ou dans le siècle ? Qu'est-ce qui fait dans la vie de tel autre qu'il a fait ces choix qui ont déplu à ses contemporains ? On peut globalement expliquer beaucoup, en histoire romaine, en étudiant les causes et les conséquences.
Et puis, il faut retenir que les Romains étaient des humains, pas des crétins. Ils n'étaient sûrement pas du genre à filer le pouvoir suprême à des déficients mentaux ou à des psychopathes avérés. L'une des constantes de l'histoire romaine est que l'empire est une fonction assumée très souvent par des hommes compétents, dans la force de l'âge, qui avaient souvent la stature des impératifs impériaux. Ce qu'on sait d'eux, c'est le Sénat et leur postérité qui l'ont fabriqué !

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