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27.5.25

La nostalgie, est-ce que c'est vraiment si bien que ça ?


Charmed.

Créatrice : Constance M. Burge.
Origine : États-Unis.
Date de diffusion : entre octobre 1998 et mai 2006 sur The WB aux États-Unis et de février 1999 à novembre 2006 sur M6 en France.
Nombre de saisons : 8 (soit 178 épisodes).
Genre : fantastique, romance.
Vue en VF.

Interprètes principaux :

Shannen Doherty : Prue Halliwell.
Holly Marie Combs : Piper Halliwell.
Alyssa Milano : Phoebe Halliwell.
Rose McGowan : Paige Matthews.
Brian Krause : Leo Wyatt, l'ange gardien des sœurs Halliwell.
Julian McMahon : Cole Turner/le démon Balthazar.
Dorian Gregory : inspecteur Darryl Morris.

San Francisco, de nos jours. Prudence et Piper Halliwell vivent dans le manoir familial où elles ont grandi et sont seules depuis la mort de leur grand-mère, qui les a élevées. Tandis que la première s'apprête à intégrer une prestigieuse galerie d'art, la seconde est chef dans un restaurant. Mais le retour de New York de leur jeune sœur Phoebe va déclencher une série d'événements imprévisibles : la jeune femme trouve dans le grenier du manoir un vieux grimoire qu'elle lit, activant par mégarde les pouvoirs des trois sœurs.

Les Halliwell découvrent alors qu'elles sont des sorcières bienfaisantes et que de nombreux êtres maléfiques vont désormais s'efforcer de les tuer.

Introduction.

Alors, je ne vous apprends pas qu'on vit à une époque dont la culture baigne littéralement, depuis des années, dans l'exploitation cynique et capitaliste des licences existantes, au point que la plupart sont réduites à de simples marques commerciales, et que l'un des mécanismes les plus fréquemment instrumentalisés par les puissantes entreprises qui définissent la culture dominante, c'est la nostalgie.
Je le sais, vous le savez, tout le monde le sait, c'est admis.

D'ailleurs, à titre personnel, je vais même pas essayer de contester cette situation, je suis directement concerné. Je "possède" (en location, techniquement) plein de jeux vidéo sur la plate-forme Steam, mais je n'en ai terminé qu'une partie parce que je rejoue régulièrement à plein de jeux que j'ai adorés, rien que pour le plaisir de les redécouvrir (coucou mes 1833,2 heures de jeu sur Skyrim, 789,8h sur Fallout 4 et 614,9h sur Stardew Valley, et j'ai de la chance que TESO ne soit pas sur Steam comme ça je peux pas compter les heures).
Dans le même genre, ma série télé préférée (Stargate Atlantis) a été diffusée entre 2003 et 2008, j'ai un DDE plein de films que j'adore et que je revois à l'occasion, et puis aussi, il m'arrive assez souvent, par exemple quand j'ai envie d'un truc à voir négligemment quand je cuisine ou que je fais autre chose que du jeu vidéo sur mon PC, de mettre aléatoirement des épisodes de séries que j'ai déjà finies depuis un bail (là encore, vive le DDE, même si le jour où j'écris ces mots, j'ai supprimé l'intégralité de 5 séries dont celle du présent article, parce que je sais que je n'aurai plus envie de les revoir).
Bref : la nostalgie ça marche très bien sur moi, je suis hyper client.

Tiens d'ailleurs tu veux une punchline de boomer nostalgique qui n'en est pas une (je suis né bien trop tard pour être un boomer) ? La fantasy, c'était mieux avant. La preuve.
(oui bon, je déconne.)

Cela dit, j'ai aussi du recul critique, à la fois sur ma culture et sur les tendances culturelles dominantes, je suis conscient que la nostalgie sert souvent aux studios qui veulent faire de la merde, et franchement ça me gonfle que depuis des années, le cinéma soit dominé par les reboots, remakes, suites, spin-off bref, les extensions des univers existants plutôt que les créations originales (y compris au sein du Marvel Cinematic Universe pour lequel j'ai été bon client pendant des années et oui je parle au passé).
Tout ça pour dire : est-ce que la nostalgie ne serait pas un filtre déformant qui nous donne une image faussée et souvent bien trop positive de tout ce à quoi on l'applique ? Le cas d'école du jour : la série Charmed.

Oui parce que, il y a quelques années a été annoncé puis débuté un reboot de la série (bah tiens), lequel reboot a été décrié presque aussitôt à la fois par une partie du casting de la première série (notamment Holly Marie Combs, qui était productrice sur les dernières saisons), et par le public (j'ai eu l'occasion de m'exprimer à ce sujet et j'avais regardé le premier épisode du reboot : il est à chier), principalement parce que cette nouvelle série promettait d'être largement inférieure à l'ancienne.
Alors, le reboot, inférieur à l'original, certes, mais largement... ? Est-ce que l'original était si bien que ça... ? (c'est une question rhétorique, vous connaissez la réponse, l'intérêt c'est pourquoi)

La production.

Alors pour bien comprendre pourquoi et de quelle manière Charmed est devenue une série à chier (autant appeler un chat un chat), il faut comprendre d'où elle est partie. Aux États-Unis, les séries sont créées la plupart du temps à l'initiative des chaînes de télévision, qui font appel à des producteurs (comme pour le cinéma où ce sont les studios de prod qui créent les films et recrutent l'équipe créative, réals et scénaristes en tête), vu que contrairement à la France, ce pays envisage la création d'œuvres culturelles comme une démarche économique plutôt que comme un projet narratif.

C'est comme ça qu'est née Charmed, à l'initiative de The WB, chaîne de la Warner (l'entreprise culturelle des enfers là), et donc à la fois créée et produite par le célèbre Aaron Spelling (hyperactif entre les années 1960 et 2000), dans un rapport de pouvoir où la showrunneuse Constance M. Burge était plus ou moins l'employée de Spelling et la collègue de l'autre méchant de l'histoire, Brad Kern.
Vous me voyez venir à dix kilomètres, une montagne de fric en jeu, deux hommes et une femme, et vous avez raison. Burge a eu la haute main sur une partie de Charmed au début mais ça a vite pris une direction qu'elle n'aimait pas du tout et elle a fini par quitter la série avant même la saison 3.
Et si tu doutes de la bonne volonté de Brad Kern de travailler en bonne entente avec sa collègue, sache qu'autour de 2017-2018 il a été plusieurs fois ciblé par des accusations et des enquêtes pour harcèlement sexuel. Voilà, la fumée, le feu, tout ça.

En même temps, zéro surprise, ce gars a la tronche d'un démon sous couverture déguisé en simple mortel dans sa propre série. Vraiment il a une tête à faire la sortie des écoles avec des confiseries dans les poches.

D'ailleurs ce mec est une ordure telle que vers le milieu de la série, Holly Mary Combs et Alyssa Milano (Piper et Phoebe Halliwell) ont exigé des garanties liées à leurs conditions de travail et leur rémunération, ce qui a mené à leur promotion au rang de productrices exécutives, et qu'à la fin de la série, alors que le Livre des Ombres, l'accessoire (enfin le principal, y'en avait plusieurs dont la taille et le poids variait en fonction des scènes, pour faciliter sa manipulation) aurait dû faire l'objet d'une "garde partagée" entre Combs et Kern, mais que lui l'a accaparé et ne l'a jamais rendu.
Ajoute à ça la petite cerise sur le gâteau constituée par les conflits entre actrices, Alyssa Milano étant probablement une fouteuse de merde qui s'est disputée d'abord avec Shannen Doherty (les deux comédiennes ayant l'ego passablement gonflé par le succès précédent de leurs séries respectives, Madame est servie et Beverly Hills) au point de la pousser à quitter le show après la saison 3, et ensuite avec Rose McGowan, comme celle-ci l'a révélé sur ses réseaux sociaux au moment de la naissance du mouvement MeToo créé en partie à l'initiative de Milano, accusée d'hypocrisie et de tyrannie par McGowan, et tu as la recette d'une bonne grosse production problématique.

Le récit.

Mais bon, pour certain·e·s vous me connaissez depuis des années, vous savez que ce qui me branche, ce sont les récits. Un connard abusif qui se comporte comme un connard abusif ou des conflits d'ego en coulisses, c'est pas ma came (même si c'est révélateur d'autre chose).

L'important c'est donc non seulement ce que raconte Charmed, mais surtout comment elle le raconte. Au-delà du propos de base — trois sorcières contre les forces du Mal — la série avait d'emblée une point de vue relativement progressiste et féministe : les personnages principaux sont des femmes indépendantes des hommes et l'enjeu du récit est, dans un premier temps, de mener avec succès leur existence de sorcière (c'est un truc héréditaire et essentiel dans l'équilibre du Bien et du Mal, donc elles peuvent pas y renoncer) sans pour autant sacrifier leur vie de femmes mortelles. Oui bon, et elles sont Blanches et hétéros mais à ce moment on est dans les années 90 et à la même époque, littéralement sur la même chaîne, tu as Buffy contre les vampires dans laquelle les personnages racisés sont méchants, morts, ou les deux (la Tueuse Kendra, tuée par Drusilla dans la saison 2, ou le pote de Riley Finn devenu zombie dans la saison 4, entre autres), et il faut attendre la saison 4 pour que Willow Rosenberg soit révélée lesbienne.
La pomme n'est pas tombée loin du pommier, The WB voulait littéralement reproduire le succès de Buffy en commandant la création de Charmed, avec la même recette — du fantastique, du féminisme et de l'action — et le même ingrédient secret (un connard abusif aux commandes).

Ah ouais, la fameuse série féministe là, je connais.
(je vous jure ça me sort par les yeux que chaque fois qu'on a un truc un peu féministe y'a un connard abusif derrière)

J'ai dit "dans un premier temps" parce que bien sûr, dès le départ de Constance M. Burge, ça part en couille (c'est le cas de le dire), et si la saison 4 est pas trop dégueu, notamment parce qu'elle introduit le personnage de Paige Matthews, la plus terre-à-terre des quatre sœurs Halliwell (elle refuse purement et simplement de laisser la magie impacter sa vie, au début du moins) qui est très drôle et pleine de sarcasme, ensuite parce qu'elle découle direct des trois premières saisons et n'a pas encore le temps de poser les bases de la merde qui viendra ensuite (c'est notamment une saison sur le thème de la disparition de Prue Halliwell et de ce que ça implique pour Piper qui devient d'un coup l'aînée et la gardienne de la famille).
Nan la perte de qualité débute vraiment avec la saison 5 et ça se voit de plein de manières différentes.

D'abord, le rythme d'écriture. La vie est bien faite, la structure narrative des séries télé suit souvent celle du format, Buffy étant un cas d'école de ça avec littéralement un Grand Méchant par saison et une intrigue qui tourne autour de celui-ci, les sous-intrigues ne servant qu'à enrichir les personnages et leurs relations.
Bah Charmed c'est exactement l'inverse, on passe certes de péripéties isolées (un épisode = un démon ou être maléfique) à des intrigues plus suivies, mais ces intrigues ne servent pas à enrichir l'univers de la série (je vais y revenir) ni à faire progresser le récit dans une direction donnée, mais plutôt à le faire tourner en rond sur les mêmes enjeux (j'te jure y'a plein de moments où la série a l'air écrite comme une sitcom). Et du coup, le désastre structurel est omniprésent et évidemment il nuit à la qualité du récit :
  • Charmed reproduit exactement une erreur qu'on constate aussi dans cette merde de Sword Art Online : il y a un couple officiel et canon dès la saison 1 — Piper Halliwell et Leo Wyatt — mais on passe toute la série, littéralement jusqu'au dernier épisode, à mettre ce couple à l'épreuve (face à Dan le voisin sexy, à l'autorité des Fondateurs, à la lutte contre les démons, aux Avatars, au Destin lui-même dans la saison 8...).
  • Leo Wyatt, l'ange-gardien des sorcières est au début un moyen d'enrichir le lore (avec les Fondateurs, les Êtres de lumière et ceux des Ténèbres), puis il devient le mari à tout faire, il est pris dans des conflits moraux, change d'allégeance deux ou trois fois, sur la dernière saison ils savaient tellement plus quoi faire avec qu'ils l'ont mis en stase pour en faire l'enjeu du combat de Piper, lequel combat s'achève donc au dernier épisode.
  • À un moment y'a un récit à base de "Wyatt Halliwell (le fils de Piper et Leo) sera l'un des êtres les plus puissants du monde, il faut le corrompre bébé pour qu'il devienne un adulte maléfique" et je vous jure ça dure quelque chose comme trois saisons, c'est interminable, ils ont trouvé mille moyens de nous jouer le même couplet -_-'
  • Dès l'apparition du personnage de Cole Turner/Balthazar, il est posé en intérêt amoureux pour Phoebe Halliwell, mais c'est un démon donc ça marche pas entre eux, mais en fait si, mais en fait non, et puis à un moment Phoebe reçoit une vision de l'avenir dans laquelle elle se voit avec sa future fille, et là c'est fini, le personnage se résume à un seul trait : chercher l'amour de sa vie en testant tous les hommes qui lui passent sous la main. J'ai jamais su si je détestais davantage le personnage pour son écriture, son interprète, ou les deux (et au passage ça permet de gâcher de bons acteurs comme Billy Zane et Victor Webster).
  • Cole Turner, parlons-en, remarquable gâchis de Julian McMahon, pareil que Leo, à un moment ils savaient plus quoi faire avec, c'était un redoutable démon sous ordre direct de la Source du Mal, l'autorité suprême des enfers, puis il a changé trois ou quatre fois de nature et d'allégeance, et déchéance suprême, dans le 100ème épisode de la série il utilise des pouvoirs immenses pour modifier le passé et créer une temporalité alternative afin de récupérer Phoebe Halliwell... réalité dans laquelle il n'a pas ses pouvoirs suprêmes du coup il se fait détruire comme un con, et la dernière fois de la série qu'on le voit, il est dans les limbes à attendre que ça se passe.
Oscar de l'acteur le plus incroyablement gâché dans une série télé pour Julian McMahon.
Et je maintiens : Prue Halliwell, la meilleure des quatre sœurs (ensuite c'est Paige, Piper et Phoebe, dans cet ordre).

Si à ce moment-là de votre lecture vous vous dites que "ah ouais en vrai elle était pas très bien écrite cette série finalement", sachez que vous n'avez rien vu — bon ok si : la moitié du problème.
Non parce que ce trouduc de Brad Kern, non content de pas être fichu de construire un arc narratif qui se termine vite et bien, dès l'instant où il s'est retrouvé seul aux commandes de Charmed, il a retiré tout ce que Constance M. Burge avait installé et qui faisait l'originalité de la série. Enfin, il a retiré ce qu'il a pu, puisque la showrunneuse avait posé certaines bases assez solides pour durer jusqu'au bout, et en premier lieu le concept de Pouvoir des Trois.

C'est qu'au début de leurs aventures, Prue Piper et Phoebe Halliwell sont des sorcières débutantes, assez faibles : y'en a une qui peut bouger les choses par la pensée (aves ses yeux ou ses mains, au choix), une qui peut arrêter le temps, une qui a des visions de l'avenir, et c'est tout. Pour le reste, elles doivent se reposer sur le Pouvoir des Trois, un truc unique qui est lié à leur union de sœurs (et qui revêt une dimension assez légendaire au point que les vilains le redoutent et veulent le briser et/ou s'en emparer).
Cette faiblesse relative avait, sur le plan narratif, plusieurs avantages :
  • elle permettait de développer un lore magique, avec d'autres sorcières et des alliés ponctuels (il y a par exemple un épisode où une autre Être de Lumière vient remplacer Leo pour discipliner un peu ces trois sorcières impertinentes et elles sont obligées d'utiliser la ruse pour vaincre un adversaire retors)
  • l'existence de ce lore donnait un rôle à Leo Wyatt, qui avait d'autres protégées que les Halliwell, ça justifiait à la fois le personnage et ses absences, parce que la suite de la série, bon -_-'
  • ça obligeait les sœurs Halliwell à faire preuve de prudence et de discrétion dans le combat contre le Mal, notamment à l'égard des autorités humaines, parce que cramer des démons en pleine rue ça attire l'attention (il y a notamment un épisode très intéressant qui se déroule dans un futur où la magie est publiquement connue, ce qui donne lieu à des persécutions)
  • ça permettait à des personnages humains d'être développés, notamment les inspecteurs Trudeau et Morris, histoire qu'on ait un peu de profondeur dans l'univers (encore une fois, y'a plusieurs épisodes intéressants sur les collusions entre les forces du Mal et le système judiciaire, policier ou économique humain)
Ouais, bah tous ces intérêts narratifs, passé la troisième saison vous pouvez les oublier. Au bout d'un moment c'est juste hallucinant, les Halliwell sont de plus en plus puissantes au point de faire autorité dans le monde magique, y compris face aux Fondateurs, le Pouvoir des Trois disparaît plus ou moins au profit des potions, des formules et des pouvoirs de base (après la possibilité de figer les molécules, Piper acquiert celle de les accélérer, donc de faire exploser ce qu'elle veut), les alliés magiques sont poussés vers la sortie et les humains sont de moins en moins présents, sauf quelques agents du FBI qui connaissent parfaitement la magie au point d'enquêter dessus pendant des années (la base), si bien que dans la saison 8, le père de Piper et Phoebe et le flic fiancé à Paige sont juste là pour garder les gosses pendant que les meufs font leurs trucs de sorcières.

Bon, il est pas aussi classe que dans La Momie, mais Oded Fehr a l'air de s'être bien amusé à jouer les méchants dans Charmed, son personnage de Zankou est un des meilleurs antagonistes de la série.
Ah oui et puis au milieu des 14 000 caméos, y'a Charisma Carpenter (qui venait de se faire tej' d'Angel par Joss Whedon).

D'ailleurs, parlons-en de la saison 8. Elle a été validée assez tard dans la production et pendant un moment tout le cast était amené à penser que la série se terminerait à la fin de la septième saison, qui s'achève avec la destruction du démon Zankou (un des ennemis les plus intéressants de la série, joué par l'excellent Oded Fehr) à l'intérieur du Manoir Halliwell qui explose, et donc avec la mort apparente des sorcières, elles ont même un service funéraire au début de la saison 8 et tout.
Et après quelques épisodes de clandestinité avec une autre apparence (vive la magie), y'a cette séquence absolument HALLUCINANTE où les sœurs passent un accord avec le FBI qui les fait passer, aux yeux du public, pour des agents sous couverture (parce qu'elles avaient les autorités aux fesses pendant la saison précédente, à cause de longues années d'affaires non résolues liées à des destructions de démons) et où on les voit sortir des bureaux du FBI dans un plan délirant façon super-héroïnes, avec une démarche triomphale, un ralenti et tout, le public devait être en mode "putain mais qu'est-ce qu'on est en train de regarder, bordel ?"

Ah tiens, vu qu'on parle de super-héroïnes !
Constance M. Burge, dans son écriture de la série Charmed, avait apporté principalement trois trucs : le réalisme de trois sorcières qui sont aussi et surtout des jeunes femmes modernes intégrées dans la société, le féminisme, et un paquet de lore.
À ses débuts, la série exploite des éléments assez originaux, par exemple y'a un épisode où la méchante est un Wendigo, une créature issue du folklore natif-américain, l'épisode 4 de la saison 1 (où joue le merveilleux John Cho) est centré sur les croyances chinoises (un jeune homme assassiné doit recevoir les rites funéraires avant que son esprit ne soit happé par un faucheur infernal, ce qui au passage donne un côté romantique très Ghost et très touchant au récit entre Piper et le fantôme), Charmed développe le concept de vies antérieures pour mettre en valeur les allées et venues d'une âme entre le Bien et le Mal à travers le temps, on construit un truc autour de la lignée Halliwell qui remonte aux sorcières de Salem...

Si tu te poses la question :
non, elle a franchement pas
aimé porter cette merde.
Par la suite, Brad Kern décide de balancer tout ça à la poubelle pour suivre les tendances et oh mon dieu que c'est laid et affligeant, y'a rien qui va. Pêle-mêle, à un moment on a un gamin qui peut matérialiser ses dessins et transforme les sœurs en super-héroïnes (les années 2000, le début des films tirés de comics !), on voit au fil de la série des sirènes, des déesses grecques et des amazones, une école de magie (en pleine Pottermania), des leprechauns, des fées et une putain de licorne, et vous savez ce truc de vies antérieures là ? Bah au Moyen Âge Paige était une enchanteresse maléfique qui a séquestré un jeune prince pour faire le malheur de la gentille blonde à laquelle il était promis, et se taper ledit sang royal. Si si.


Tout ça, juste parce qu'un mec a décidé de pourrir la vie de sa collègue showrunneuse alors qu'il n'était même pas créateur de la série. J'ai rien oublié ?... ah si putain : le féminisme.
Bon alors si vous avez pas été convaincu·e·s par la palpitante intrigue de Phoebe Halliwell qui veut trouver le Grand Amour (avec un A majuscule, elle finit littéralement avec un Cupidon, oui UN parce que c'est une espèce magique ces machins-là) ou par celle de Piper Halliwell qui abandonne toute vocation culinaire pour devenir une bonne mère de famille, vous avez le choix :
  • feue la grand-mère Halliwell, 4 maris successifs, tour à tour veuve et divorcée, l'archétype de la matriarche misandre indépendante qui fait ce qu'elle veut et elle t'emmerde... bah on la voit presque plus après la saison 4 (elle a pas le temps, elle a une vie, oui bon elle est morte mais quand même)
  • la grande réussite professionnelle de Phoebe (en même temps dès le début elle était écrite comme la gamine qui galère et n'a pas fini ses études), c'est de devenir rédactrice de la rubrique du cœur dans un magazine (alors que les trois autres sont professionnellement plus intéressantes, y'a par exemple Paige qui passe une partie de la série à bosser dans le social)
  • alors que l'essentiel de la série présentait des antagonistes masculins et que les êtres maléfiques féminins étaient rarissimes, l'arc de la saison 8 voit s'affronter deux sororités de sorcières (et des méchants en mode Obi-Wan spectre de la Force, parce que le recyclage, c'est bien), dont l'une est composée entre autres de Billie Jenkins l'apprentie des Halliwell (qui les trahit donc au profit de sa sœur plus ou moins élevée par des démons et pas du tout subtile sur ses intentions, parce que le sang c'est plus important que la sororité)
  • la lignée des Halliwell est présentée comme étant matrilinéaire depuis le début (l'illustre ancêtre s'appelant Melinda Warren et le pouvoir se transmettant de mère en fille), jusqu'à ce que Piper ait deux fils, parce que les filles à un moment ça va.
  • Y'a un épisode dans la saison 4 ou 5, je crois, où Paige utilise ses pouvoirs à des fins personnelles (typiquement le truc qu'elle est pas censée faire) et JE VOUS JURE alors que dans les premières saisons elle l'aurait payé avec des démons (ou des flics) qui lui tombent sur le râble, là la conséquence c'est que ses seins grossissent comme des pastèques, d'un coup d'un seul — en plus elle conduit une New Beetle de Volkswagen là, du coup elle s'écrase les boobs contre le volant et tout, trolol mdr les mecs vont adorer -_-
  • les personnages féminins (c'est facile y'en a 4, les Halliwell et Billie dans la dernière saison) sont de plus en plus représentées et filmées d'après le male gaze, avec des tenues séduisantes et des poses héroïques, encore une fois : Phoebe en sirène, les trois en déesses grecques, Piper en amazone, la séquence "bureaux du FBI" là je m'en remets pas, et aussi Billie, jouée par Kaley Cuoco (vue dans The Big Bang Theory, autre série éclatée sous des dehors sympa), révélée pour la première fois au début de la saison 8 avec l'apparence d'une jeune tueuse vénère vêtue de cuir noir, bottes à talons aiguilles et lunettes noires, parce qu'elle est trop badass >_>


Bon, j'ai l'air de chier partout sur la série comme ça mais faut pas se leurrer, elle a aussi des mérites assez honorables. Déjà sa marque de fabrique c'était d'avoir des groupes de rock ou de pop dans chaque épisode, en particulier à partir du moment où Piper rachète un club qu'elle renomme le P3 (qui devient très vite l'autre décor principal, avec la maison). Ensuite, je l'ai dit, sur les trois premières saisons y'a des concepts originaux bien développés et des épisodes intéressants, notamment trois sur le voyage dans le temps, un qui envoie les sœurs en 1975 face à elles enfants, leur mère (morte durant leur enfance) et leur grand-mère, un autre dans le futur (celui avec la chasse aux sorcières 2.0) et un dernier où les Halliwell doivent protéger la jeune femme qui s'apprête à accoucher de la première sorcière de leur lignée, au 17ème siècle.

Les scénaristes, du moins au début, utilisent habilement la technique du planter-récolter, notamment autour du personnage de Paige (une relation amoureuse interdite entre la mère des Halliwell et son ange-gardien ayant été installée auparavant) ainsi que du démon Zankou (en même temps dès qu'un démon s'attaque aux Halliwell à travers leurs aspirations humaines et pas sur leur statut de sorcières, c'est tout de suite plus original), et y'a même un épisode western à base de ville fantôme soumise à une malédiction native-américaine.
D'ailleurs, en parlant d'esthétique, les costumes et les effets visuels sont pas dégueu et si, en dehors de la pop music, la bande-son est assez fonctionnelle, y'a une fulgurance musicale qui rend le dernier épisode de la série vraiment cool.

Ma théorie c'est que le début du déclin qualitatif de Charmed, c'est quand Shannen Doherty est partie. Parce que c'était une très bonne actrice et parce que Prue Halliwell était une super sorcière, équilibrée entre sa vie magique, sa vie mortelle et son rôle de sœur aînée. Elle partie et son personnage décédé, Phoebe Halliwell était libre de faire toutes les conneries que son petit cerveau d'idiote lui inspirait, Piper Halliwell n'est pas une dure impitoyable comme Prue, et Holly Marie Combs est franchement trop gentille pour contenir l'ego démesuré d'Alyssa Milano, ce qui explique aussi pourquoi ça a clashé avec Rose McGowan, qui n'est franchement pas du genre à se laisser marcher dessus.

Je veux dire, ok il est bordélique avec des voyages dans le temps successifs et il apporte une conclusion à des arcs narratifs chiants (Phoebe -_-') ou qui auraient dû être clos depuis un bail (Piper et Leo), mais il a le mérite de réunir 4 générations de Halliwell et la toute fin de la série se conclut sur un épilogue qui se projette sur l'avenir heureux de la famille avec un morceau musical somptueux, ça s'appelle Forever Charmed, qui n'a été utilisé en tout et pour tout que trois fois dans la série, chaque fois pour exprimer un passage de flambeau dans une ambiance un peu mélancolique. 'pète la classe.

Conclusion.

Maintenant, la question que pose cette série et sa réception, c'est évidemment celle de la nostalgie. C'est une série finie depuis des années, une série d'un autre temps même, à plein d'égards, et pourtant dès qu'un reboot a été annoncé ça a rué dans les brancards pour dénoncer l'exploitation minable d'une grande œuvre de la pop culture.
Pourquoi les lunettes de la nostalgie ont l'air d'être aussi efficaces avec Charmed ?

Bah déjà, au-delà du "c'était mieux avant" sur lequel tout le monde a l'air de se mettre d'accord — y compris les studios hein, s'ils ne trouvaient pas que la pop culture des années 80 à 2000 était si géniale, ils passeraient pas leur temps à en faire des remakes et des reboots, des suites, des préquelles et des spin-off — faut considérer les réalités du moment.
Charmed ça a duré HUIT SAISONS, et à une époque où les séries sont impitoyablement annulées dès qu'elles ont le malheur de faire un peu moins que le braquage financier espéré par les producteurs, on pourrait croire qu'une série a été maintenue aussi longtemps à l'écran précisément parce qu'elle était géniale, d'ailleurs regardez, elle a fait de l'audience !

Bon alors non, ça veut rien dire, le succès financier n'implique pas forcément la qualité intrinsèque, sinon le film Suicide Squad de David Ayer ou le Stitch actuellement au cinéma seraient des chefs-d'œuvre. Et histoire de comparer ce qui peut à peu près l'être (même si on est sur une différence de format, de genre et de budget), Game of Thrones aussi elle a duré huit saisons, et c'est devenu à chier... bah tiens, à partir de la cinquième. C'est fou ça, le hasard.
D'autre part, Charmed a, ou a eu, ça dépend des gens, l'image d'une série féministe à une époque où c'était pas vraiment l'ambiance (mis à part si vous vous appelez Docteur Quinn ou si vous avez été créée par cette ordure de Joss Whedon, mais c'est un autre débat). C'est l'argument qui a été opposé quand les créateurs de la version 2018 ont dit "cette fois ce sera féministe !" (j'vous jure que c'est pas un argument putain, et surtout quand on est féministe on le dit pas, on le montre par les actes).

Au cas où tu te poses la question, elle a été annulée au bout de 4 saisons, d'abord à cause d'audiences déclinantes, mais aussi et surtout parce qu'au milieu du rachat de la chaîne par un autre groupe, les nouveaux proprios ont décidé de faire des économies et ont supprimé une douzaine de programmes d'un coup. C'était bien la peine d'avoir fait les malins.

Alors certes, Charmed version 1998 c'est féministe au début, et il y a des avancées incontestables apportées par cette série — en premier lieu l'image culturelle de sorcières bienfaisantes et protectrices, sans ruse ni malice et en rôle principal, parce que Willow Rosenberg elle est bien gentille (et lesbienne), mais c'est Buffy contre les vampires, pas Buffy et Willow luttent contre le Mal. Le fait que, au début, elles soient décidées à ne pas abandonner leur vie humaine au profit de la magie, c'est cool aussi, parce que oui oui les femmes sont polyvalentes aussi.

Sauf que le féminisme de Charmed ne résiste pas à une analyse poussée, et je vous jure que moi j'me suis contenté d'un survol, là, et thématiquement c'est franchement discutable. Pour un épisode génial sur une semaine, tu vas en avoir deux ou trois moins bons les semaines suivantes, voire un franchement naze, et à l'échelle de huit saisons ça laisse pas grand-chose à sauver.
Non parce que : parlons-en, de la diffusion.
De nos jours, pour diffuser une série télé y'a deux méthodes : on le fait à l'ancienne comme HBO, Amazon Prime et les chaînes de télé, un épisode par semaine et on monétise l'engagement du public sur le long cours et sur les réseaux, ou on balance toute une série d'un coup, comme la plateforme de VOD qui fait "TOUDOUM", vu que de toute façon c'est sa politique, capter le public et le garder devant l'écran le plus longtemps possible en favorisant le binge-watching.
Et franchement, mal maîtrisées, les deux méthodes sont mauvaises.
  • La version tradi, d'abord, est prévue pour durer un certain temps : après validation d'une saison, puis écriture et tournage, on peut se retrouver avec des fillers uniquement destinés à compléter le quota d'épisodes de la saison. Typiquement, les séries Stargate SG1 et Atlantis, je les adore, surtout la seconde, mais elles durent respectivement 10 et 5 saisons : bah la seconde a vaaaachement moins d'épisodes fillers et ça se voit. Et là je parle même pas d'exposition narrative, mais d'épisodes tels que si tu décides de revoir la série complète, tu peux te faire une version abrégée en les dégageant, tu perdras absolument rien.
  • Le format binge-watching c'est pas franchement mieux parce que les saisons sont plus courtes et à moins d'être confiées à des créatifs qui maîtrisent très bien le format série télé, on risque vite de s'éloigner du format épisodique pour adopter la structure du ciné, en trois actes. Typiquement, les séries Marvel en 6-8 épisodes sont carrément de longs films déguisés, Falcon & the Winter Soldier ou Hawkeye c'est complètement ça. Le souci c'est que l'attention du public va être captée par le récit au détriment de la mise en scène et de l'esthétique, on va avoir du mal à dissocier et donc à comparer les épisodes (c'est le genre de situation où quand on y repense après coup on ne sait plus dans quel épisode se déroule tel ou tel événement), et il suffit qu'un épisode soit particulièrement visuel et dynamique pour qu'on oublie aussitôt la mise en scène et la réalisation des précédents.
Ben pour en revenir à Charmed, étant donné que la série a été diffusée avant l'ère d'Internet et des plateformes de VOD, elle évidemment une structure classique, 22 épisodes par saison, un par semaine, et ça aide franchement pas à se concentrer sur les qualités et les défauts de chaque épisode et de la série en général. Il suffit en plus de regarder plusieurs séries à la fois (au hasard : grâce à un format de diffusion en France qui propose trois séries pendant la même soirée, le weekend, on a qu'à appeler ça "la trilogie du samedi") et d'une semaine à l'autre, c'est pas sûr que le public ait retenu beaucoup plus que l'intrigue générale d'un épisode. Ce format c'est parfait pour faire oublier la pauvreté d'une mise en scène ou d'une écriture !

Nan franchement, le seul élément probant que je vois et qui pourrait soutenir la thèse de Charmed comme une série géniale, c'est la même que pour Harry Potter : les gens qui ont grandi avec et qui ont vécu leur meilleure vie chaque semaine devant les Halliwell. Sauf que, Harry Potter a été analysé en long, en large et en travers et à part une poignée de débiles et quelques personnes particulièrement indulgentes, la plupart des gens qui ont grandi avec cette saga littéraire en sont revenus (perso j'avais pas d'attachement émotionnel à ces livres parce qu'à la même époque je lisais La Belgariade et La compagnie noire, et c'est franchement meilleur).

Alors je sais pas, peut-être qu'à un moment il faudrait accepter, sinon de se retaper toute une série de huit saisons avec laquelle on a grandi, au moins l'idée qu'à l'époque on était peut-être pas le public le plus exigeant et le plus analytique, et qu'en plus le format dissimulait bien les défauts potentiels ?
Peut-être qu'à un moment faudrait enlever les lunettes de la nostalgie, se rappeler qu'on a évolué intellectuellement et culturellement, et que de nouveaux standards ont rendu certains vieux trucs obsolètes ?
Bref, que c'était pas forcément mieux avant ?

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