Documentaire canadien de Rob Stewart (2006).
Vu en VOST.
Passionné de requins depuis sa plus tendre enfance, Rob Stewart commence son documentaire par un constat simple et évident, sur lequel il clôt également son film : d'aussi loin qu'il se rappelle, il a toujours été fasciné par les requins et c'est sa volonté de définir s'ils étaient vraiment conformes à l'image qu'on donnait d'eux qui l'a poussé à devenir plongeur et écologiste militant.
Le jeune homme — il était âgé de 22 ans au début de Sharkwater, nom original des Seigneurs de la mer et il a mis 5 ans à le réaliser, voyageant autour du monde pour ce faire — débute ainsi son propos de manière très didactique, parfaitement conscient que le premier obstacle à surmonter pour énoncer ses vérités est l'ignorance du public.
Dès le début, dans les Galapagos, des dizaines de requins-marteaux, posey, tranquilles. Mangeurs d'hommes, vous avez dit ?
Du coup, après un générique de début sur lequel sont diffusées plusieurs répliques apparemment anciennes d'un programme traitant visiblement du requin et de la déconstruction de sa légende noire (est-il un ennemi ou non, comment s'en protéger ou au contraire comment vivre avec lui...) et qui met en lumière le talent du réalisateur pour le tournage aquatique — il est biologiste et photographe sous-marin avant d'être producteur de Sharkwater — Rob Stewart présente d'abord son projet, délicat à mettre en place, ainsi que le requin dans ses aspects généraux.
Très timide, l'animal est de nature solitaire, ce qui a rendu difficile la possibilité de les approcher. Il possède deux sens de plus que l'homme, un qui lui permet de détecter les mouvements dans l'eau, et un second qui accroît ses capacités sensorielles de manière unique : le requin est en effet capable de percevoir les signaux électriques — à la fois ceux du champ magnétique terrestre qu'il utilise comme une carte marine pour se déplacer sur de grandes distances et ceux des organismes vivants : un cœur battant la chamade sera donc perçu comme une menace potentielle et provoquera la fuite.
D'emblée, Rob Stewart présente les requins comme des animaux paisibles et craintifs, et on a vraiment du mal à en douter quand on le voit, peu après le générique, nager tranquillement au milieu d'un groupe de requins et faire un gros câlin à l'un d'entre eux.
L'espèce, explique-t-il, est vieille de 400 millions d'années (donc elle est apparue avant les dinosaures), n'a pratiquement pas évolué depuis et a survécu à 5 grandes extinctions de masse (dont celle du Crétacé inférieur qui a notamment emporté les gros zozieaux écailleux).
Spécialiste de son sujet, Stewart fait intervenir tout au long de son film des scientifiques marins, dont un comportementaliste des requins et le conservateur de la réserve protégée des îles Galapagos (Pacifique sud-est), et évoque lui-même, au travers de son tour du monde, les spécificités du requin-marteau, rapide, redouté, mais qui n'a jamais attaqué l'homme.
Parce que c'est un fait constant concernant les requins, malgré leur réputation de dangereux tueurs agressifs, le nombre de morsures réellement constatées est très faible et, comme je l'ai lu il y a plusieurs semaines dans un article sur internet, celles-ci sont le fait de l'ignorance des requins. Ils sont un peu comme des gros chats curieux qui examinent ce qu'ils ne connaissent pas, sauf qu'ils font ça avec les dents. D'ailleurs, celles-ci sont décrites comme vraiment pas tranchantes (de fait, elles sont coniques) et recourbées vers l'arrière de la mâchoire (véridique, ça fait des années que je le sais, ça). Du coup, le requin est taillé jusque dans sa forme et ses dimensions pour avaler des proies plus petites que lui, les empêcher de ressortir, et comme la nature le met souvent en évidence, un prédateur ne va pas dépenser son énergie à essayer d'attraper quelque chose qu'il sera incapable de manger efficacement, comme l'homme. Pour la même raison, d'ailleurs, les requins de taille moyenne à petite n'attaquent même pas les mammifères marins (oui parce que pour rappel, le requin est un poisson, il a des branchies, pas de poumons).
De fait, cette vieille espèce de tueurs-nés, et c'est là le cœur de la rhétorique du documentaire, semble avoir été forgée par la nature pour produire un écosystème cohérent. Quand j'ai recommandé ce film, immédiatement après l'avoir vu, sur Twitter et Fessebouc, on m'a rétorqué (entre deux répliques manquant totalement de pertinence, Nepsie la hippie et mon ami le Troll) que les abeilles étaient déterminantes dans l'environnement terrestre. Ah ouais, j'en doute pas, mais sans vouloir hiérarchiser, on est forcés d'admettre après avoir vu Sharkwater que ces spécialistes qui savent de quoi ils parlent mettent en évident le fait que là, on parle d'une autre échelle.
Après avoir poussé l'évolution des poissons par le déplacement en bancs, la petite taille adaptée à la vitesse, les couleurs dédiées au camouflage, les mammifères devenus vifs et agiles à force d'être chassés (les phoques notamment), le requin remplit son rôle à l'échelle des océans.
C'est un concept plus vieux que le monde, et il est tellement basique en termes d'écologie qu'on se demande pourquoi les gens qui ravagent l'environnement n'y pensent pas. La fonction naturelle des grands carnivores est de réguler les espèces. Je vous la fais courte, le plancton transforme la majeure partie du CO² mondial en oxygène, le requin régule les populations de mangeurs de plancton, ce qui permet de produire l'O² qu'on respire. Si les requins disparaissent, les mangeurs de planctons se multiplient, le plancton est mort, on est morts, la vie sur la terre ferme est morte, enfin bref, on pourrait continuer la partie si on vivait sur une autre planète mais le petit détail qui me chiffonne c'est que la Terre a un écosystème basé sur l'oxygène, c'est con hein >_>
Alors la pollinisation, la diffusion des espèces de plantes, c'est sûr qu'on en chierait si ça s'arrêtait. Mais si l'oxygène était plus produit, on rigolerait pas longtemps je crois.
Maintenant imaginez ça sur des kilomètres. Ça attrape tout, ça tue sans pitié. Pire moyen de pêche jamais. |
Du coup, on arrive à l'enjeu qui a motivé la réalisation de ce documentaire par Rob Stewart, l'évocation du shark-finning et de ses désastres environnementaux. Le shark-finning (fin en anglais c'est l'aileron) c'est cette technique qui consiste à attraper illégalement des requins, à leur couper les ailerons avant de les rejeter mourants dans l'eau. Doublé de la pêche à la palangre (voir à gauche), ce crime odieux cause évidemment d'énormes dégâts dans la vie aquatique, depuis les tortues jusqu'aux requins en passant par d'innombrables espèces de poissons (mais évidemment si vous faites des recherches sur internet sur les désagréments de la palangre vous entendrez parler que des oiseaux marins parce que ce qu'il voit pas, l'homme n'en a rien à cirer).
Le truc, c'est que Stewart a été initialement confronté à cette horreur flottante dans les Galapagos (100 km de ligne, 16 000, hameçons) où elle est interdite, ce qui l'a poussé se mobiliser pour défendre les requins, et du coup à rencontrer Paul Watson, fondateur de Sea Sheperd.
"Le Capitaine" Paul Watson, fondateur de Sea Sheperd, à bord de l'Ocean Warrior rebaptisé et repeint pour n'être pas reconnu par les pêcheurs illégaux.
Une bonne partie du documentaire les montre donc lorsqu'ils sont mandatés par le gouvernement du Costa Rica pour accompagner les gardes-côtes autour de l'île de Cocos, l'un des deux derniers sanctuaires de requins avec les Galapagos, et du coup confrontés à un navire de pêche illégale costaricain dans les eaux guatémaltèques. C'est à ce moment que j'ai réalisé que plus que jamais, les médias grand public manipulent totalement l'information en particulier concernant Sea Sheperd et Paul Watson, décrit comme un pirate adepte de méthodes violentes, qui met en péril le commerce mondial et n'hésite pas à couler ses ennemis.
L'homme, bien que clairement misanthrope et cynique — il nie aux gouvernements et aux institutions la moindre capacité ou même volonté à agir contre les ravages environnementaux de toutes sortes et préfère se fier aux ONG et individus — est présenté par les intervenants du documentaire comme un héros qui fait ce que les gouvernements ne font pas, appliquer les lois de protection. Parce que non, il n'y a pas d'organisation mondiale compétente dans les eaux internationales pour stopper le massacre. Et effectivement, Rob Stewart étant chargé de filmer toute l'opération, il ne manque pas de montrer que Watson s'efforce d'être aussi non-violent que possible lors de celle-ci — il admet après coup que la seule arme à bord est un fusil de chasse et le navire de pêche est attaqué avec des canons à eau afin de noyer son moteur et de récupérer ses filins.
Toute la violence de Sea Sheperd résumée en une seule image : ils essaient de noyer le moteur ennemi pour les immobiliser et les empêcher de massacrer davantage. Ça alors, quelle bande de gros méchants.
Le plus dramatique et agaçant, c'est que, on le découvre après coup, le gouvernement du Costa Rica est à ce moment corrompu par des mafias taïwanaises qui possèdent des docks privés au Costa Rica depuis lesquels elles pêchent, transforment et exportent les ailerons de requins à destination de l'Asie, ce qui fait qu'au final les écologistes sont arrêtés, assignés à résidence avant un procès, et doivent fuir le pays par la mer. Le pays qui les avait appelés pour endiguer la chasse illégale à la base.
L'un des intervenants du film est en effet le président d'une entreprise d'aliments à base d'ailerons de requins, un espèce de taré asiatique qui explique que des études sérieuses (totalement inexistantes par ailleurs) ont prouvé que les requins, et notamment les requins-baleines, ce gros poissons inoffensifs, ne sont jamais malades et ne meurent pas. D'où la volonté de la médecine traditionnelle chinoise de s'approprier les super-pouvoirs des requins -_-'
Après, ce genre de mécanisme de pensée, c'est très symbolique et très ancien. L'homme domine le monde, il ne craint pas ses ennemis, il décore sa maison avec des peaux de tigre, preuve qu'il a vaincu son « adversaire » terrestre. Il sert des ailerons de requins lors des riches repas, parce que c'est un « mets raffiné » et qu'il a vaincu son « adversaire » marin. Il y a là quelque chose de terriblement viril aussi, au sens de la glorification de l'homme, c'est un autre débat mais ça me surprendrait pas que les écolos soient féministes parce que le genre social féminin n'est pas construit sur la violence, lui.
Bref, si on peut questionner l'objectivité de ce documentaire, on est forcés d'admettre que sa démonstration se tient tout à fait et est étayée par des scientifiques. Le requin comme agent principal de l'écosystème terrien, qui a durant des millions d'années poussé les autres espèces à l'évolution par sa propre prédation, c'est logique et ça explique tout à fait sa place en haut de la chaîne alimentaire, partagée il faut le signaler avec les orques dont le caractère de régulateur des populations est grosso merdo le même.
Le film met aussi en scène les manifestations de protestation nées au Costa Rica après le passage de Sea Sheperd, à la fois face à la pêche illégale et ses ravages à long terme qu'envers la corruption gouvernementale (les ailerons rapportent une fortune, y'a que la drogue qui ait un poids financier pareil, alors du coup...) ainsi que le désarroi de Rob Stewart durant une période où il était hospitalisé avec une infection de la jambe.
Champ de canna, ailerons de requins, même combat. Sauf que les cultures de cannabis ne mettent pas l'écosystème en danger.
A la fin, il retourne à l'eau, au milieu des requins, les Galapagos ayant autorisé puis interdit la pêche à la palangre, et si le film est teinté d'une lueur d'espoir, sa teneur générale est vraiment pessimiste et négative.
Dans la mesure où Rob Stewart est photographe sous-marin, le film est visuellement très beau à voir, sauf durant les séquences qui montrent le shark-finning, qui sont en surface et de moins bonne qualité (sûrement des images qu'il a récupérées, excepté celles qu'il a filmées pendant la chasse aux tueurs et en catimini sur les docks privés des mafias taïwanaises au Costa Rica). Le film vise clairement à créer l'empathie et la compassion chez le spectateur en même temps qu'à dédiaboliser un animal qui ne l'a jamais mérité. Le film montre bien, très régulièrement, qu'en Occident on considère le requin comme un monstre tueurs d'hommes qu'il est parfaitement légitime de tuer pour « protéger des vies humaines », merci Steven Spielberg, merci Les dents de la mer -_-
Après la découverte, dans les Galapagos, des immenses palangres meurtrières, le désarroi. Stewart fait l'inventaire des animaux retrouvés sur les hameçons : des requins, tortues, poissons, pendus à un fil sur des kilomètres.
Pour ce qui est de la bande-son... qu'est-ce que vous voulez que j'vous dise, c't'un film marin, on a l'impression de voir Ecco le film (si vous comprenez pas cette référence, je suis très triste pour vous), y'a bien des chansons mais elles sont chantées dans ce qui est sûrement des dialectes originels d'Amérique du Sud et/ou d'Afrique, surtout là pour créer une ambiance autour des pays visités par Stewart. Le reste du temps, pas mal d'instrumental et une atmosphère changeante, très souvent contemplative ou mélancolique, parfois plus léger et entraînant, par exemple lorsque sont filmés des phoques.
En bref : difficile de terminer ce documentaire en ayant toujours une opinion négative du requin. L'écologie passe forcément par la conservation du requin, probablement davantage que par la protection des autres espèces animales (même si bon, toutes doivent être préservées), ne serait-ce qu'à cause de l'immense famille que cet animal recouvre. Le film met en rapport l'industrie stupide et illégale des Asiatiques, déployée à travers le Pacifique sans aucune instance mondiale de contrôle, et il vaut clairement le détour pour le savoir environnementaliste et politique qu'il délivre.
« Le requin a du mal à capturer phoques et otaries. La pression qu'il a exercée sur eux les a si bien entraînés qu'ils savent l'éviter. (…) Il évolue en profondeur, hors de leur champ de vision, et guette la silhouette du phoque, analogue à celle d'un homme en surface. Un phoque en bonne santé évolue sans bruit ni bulles. Blessé, en revanche, il s'agite et perturbe les flots, à l'image d'un homme qui nage. C'est incroyable que nous soyons si peu attaqués vu notre ressemblance avec leurs proies.
On traite les animaux différemment mais le joli bébé phoque grandit et mange du poisson aussi férocement qu'un requin. On trouve le phoque mignon, câlin, et le requin brutal, mais c'est un mythe. »
Paul Watson : « Dans quelques millénaires, si on survit, les gens mépriseront les sociétés qui les auront privés de ce dont nous jouissons aujourd'hui, qui ont tant réduit leur horizon. Ils mépriseront vraiment ces sociétés, tout comme nous méprisons celle de l'esclavage. »
Un article intéressant, et même passionnant : merci Elika !
RépondreSupprimerLes photos d'illustration sont superbes !
En fait Powered by Elika c'est une catégorie qui remonte à Cowblog et que j'ai créée pour les articles traitant de sujets dont pourrait parler ma petite sœur et qui constituent grosso merdo son univers culturel, à ce détail près qu'elle ne blogue plus ^^
SupprimerDu coup, c'est toujours moi l'auteur ;)