Comme d'habitude, un petit topo de ce qui s'est passé avant, et où on est. Avant ça, tu te rappelles de Napoléon qui a conquis la moitié de l'Europe, en passant par les états allemands, qui se sont tous mis à l'injurier dans la même langue pour le faire partir. Des fois, se rendre compte qu'on est un peuple unique, ça tient à peu de chose. Bon, pour le coup, ça a pas marché, mais les allemands ont tout de même été très touchés par les idéaux de la Révolution Française et des Lumières, comme la moitié de l'Europe à l'époque, d'autant que ceux-ci ont provoqué des sursauts en 1830 et 1848. Les idées sont plus durables que les coups de glaive, faut croire.
En tout cas, en 1848, l'espace allemand, c'est un empire (Autriche-Hongrie), plusieurs royaumes (Hanovre, Prusse, Bavière, Saxe, Würtenberg), un paquet de duchés, des principautés, d'innombrables cités-états, bref, une mosaïque de germains sans aucune autorité centrale.
Comment ça "saint empire germain romanique" ? Non non, l'empereur était roi parmi les rois, et il n'avait qu'une autorité très limitée, avec des particularismes, des spécificités locales et tout. Tu m'étonnes, il était élu par une diète de princes-électeurs, l'autre il est même pas choisi par Dieu, ptit joueur va !
Bref, au milieu de cet agglomérat d'états politiquement dissemblables domine clairement la Prusse. Ce royaume du nord-est de l'espace allemand, pas le plus ancien, ni le plus important jusqu'au 19ème siècle, est en 1848 une puissance dominante d'Europe. Et pour cause, il est extrêmement militarisé, ses combattants sont des professionnels talentueux et redoutés, son armée a contribué à tomber le nabot français en 1815 et elle était signataire du traité conclu au Congrès de Vienne, qui, tu t'en rappelles peut-être vu que je l'ai dit dans le premier article, lui a fait gagner des territoires rhénans à cette occasion. A cheval sur la Confédération Germanique, géographiquement, il bénéficie d'une population importante et d'un pouvoir fort, associés depuis le congrès aux régions de l'ouest riches en ressources minières et futur point de départ de l'industrialisation allemande (la Ruhr, notamment).
L'espace allemand du congrès de Vienne : en jaune, l'Autriche-Hongrie, en bleu, la Prusse, en gris, les autres états allemands. Les limites de la Confédération Germanique sont indiquées en rouge. L'Autriche, de langue et de culture allemande, en fait partie, mais pas les états balkaniques, le nord de l'Italie et l'Europe centrale qu'elle détient.
Toujours est-il qu'au moment du Printemps des Peuples, la Prusse est dirigée par Frédéric-Guillaume IV, de la longue dynastie des Hohenzollern. Le contexte, cette vague de libéralisme et cette fièvre de démocratie qui envahit les esprits européens, fait que dans l'espace allemand, les révolutionnaires réclament une assemblée populaire qui leur permettrait d'entreprendre des réformes profondes. Au pays des rois conservateurs et du droit divin, tu te doutes bien qu'ils ont dû recevoir l'équivalent germain d'allez vous faire chevaucher par un cerf (on en trouve beaucoup, il paraît, dans les forêts bavaroises), mais ça les a pas empêchés de se réunir à Francfort pour décider de former une Allemagne unifiée avec une constitution libérale, tournée vers le parlementarisme et dont le roi serait Frédéric-Guillaume IV. Imagine sa réaction, lui, monarque de droit divin, descendant d'une longue lignée de rois prussiens, se faire élire par des pécores, et partager son pouvoir avec les représentants de ces paysans et de ces ptits commerçants, juste pour avoir la chance de régner sur un territoire plus grand... mais plutôt crever ouais ! "Je ramasserai pas ma couronne dans la boue", décida le monsieur.
Accessoirement, faut avouer que les autres monarques allemands auraient peut-être pas accepté de devenir des sous-fifres, c'est quoi leur place dans une Allemagne à un seul chef ? Et puis regarde la France féodale, au milieu du Moyen-Age, il lui a fallu quatre cents ans et une guerre d'un siècle contre l'Angleterre, avec la Peste en bonus, pour centraliser sa monarchie ! Personne voudrait ça, pas même Fred-Wilhem ! Bref, le coup de la monarchie libérale de Francfort, c'est raté. Le soufflet retombe rapidement partout en Europe, et à l'image des Autrichiens qui ramènent l'ordre en Hongrie, dans l'espace allemand, tout demeure comme c'était avant.
Cela dit, le truc récurrent avec les vagues révolutionnaires du 19ème siècle – et là je pars de 1789 quand même parce que tout a commencé quand ces tarés de Français ont fait péter leur monarchie millénaire au profit d'un régime populaire – c'est qu'à défaut de conséquence immédiate, les idées persistent dans les esprits. Les Allemands n'en démordent pas, ils veulent leur unité ! L'ennui, c'est que Metternich et ses potes, à Vienne, ils ont pas été complètement honnêtes avec la Prusse. Logique, en même temps, c'est le principe de base de la diplomatie. Si un jour tu dois signer un traité, n'oublie pas cette règle : tu dois entuber tous les autres signataires en faisant croire que chacun y trouve son compte, mais de manière à ce qu'ils se rendent pas compte de l'arnaque avant d'être rentrés chez eux. Tiens, prends cet exemple pour mieux comprendre.
Quand Louis XV, cet imbécile adepte de la société de cour, a perdu le premier empire colonial français, en 1763, à la fin de la guerre de Sept-Ans, au profit de l'Angleterre, il a juste dit "toute façon j'en ai rien à foutre, y'a que dalle en Nouvelle-France, à part des forêts, des castors et des orignals !". Ensuite il a transporté son gros fondement jusqu'à Versailles, il a demandé qu'on lui serve un chocolat pour se détendre, et là "Meeeeerde, on a perdu Saint-Domingue, comment on va produire du sucre maintenant ?!?" Et ouais ! La diplomatie, c'est fourbe !
Frédéric-Guillaume IV, roi de Prusse de 1840 à 1861, frère aîné de Guillaume Ier, favorable au contrôle strict de l'état par le monarque. Clairement pas le type qui accepterait d'être élu par le peuple.
Pour en revenir au sujet, la Prusse n'est née qu'en 1701, c'est plutôt jeune, pas autant que la Belgique, mais un peu quand même. Enfin tu vois. Historiquement, elle n'a pas un grand rôle diplomatique, à l'échelle européenne. L'élément à retenir dans Louis XVIII qui va botter des culs révolutionnaires espagnols en 1820, c'est que la France a retrouvé un rôle international qu'elle a toujours plus ou moins eu depuis François Ier. Ouais, ça remonte loin. L'Autriche, la Russie et la Grande-Bretagne aussi sont habitués à faire la pluie et le beau temps en Europe, mais pas la Prusse. La grande puissance d'Europe centrale, qui domine l'espace allemand, c'est l'Autriche. Alors l'idée d'une Allemagne unifiée reste en tête de Frédéric-Guillaume IV, qui essaie de discuter avec ses potes du reste de la Confédération Germanique histoire d'unifier le pays, mais sans l'Autriche, parce qu'à un moment faudrait savoir si on se fait gouverner par des allemands ou pas, et ces gars-là en sont peut-être, mais ils en ont pas l'attitude !
Manque de pot, la tentative se solde par un échec parce que tu penses bien que l'Autriche va pas se laisser pousser dehors comme ça, et que la Russie a aussi fait pression pour éviter l'unification par le haut. Attends, faut pas déconner, si tous les pays qui ont une existence plus ou moins réelle demandent à avoir le choix quant à leur devenir international, mais où va le monde quoi ? (moi juste pour rigoler j'aimerais bien avoir une machine à voyager dans le temps pour aller dire à ces rois de jadis que plus tard, leur territoire va se réduire comme peau de chagrin et que tous les peuples du monde auront le droit d'ouvrir leur grande bouche dans une tribune internationale appelée ONU ^^).
Carte de l'extension du Zollverein, l'union douanière, dans l'espace allemand en 1828 (ocre), 1834 (jaune et gris), 1854 (orange) et 1867 (duchés de Schleswig et Holstein près du Danemark). Une partie des états allemands est également indiquée.
Heureusement, comme l'espace allemand est traversé de part en part et depuis toujours par des négociants, des marchandises et des capitaux, on décide quand même d'étendre le Zollverein, l'union douanière, à tout l'espace allemand. Ça existait déjà avant, mais maintenant ça couvre presque toute la Confédération Germanique. Tant que rien n'en sort, pourquoi on devrait raquer à chaque fois qu'on passe une province ? C'est la question rhétorique à laquelle personne a voulu répondre (forcément, vu qu'elle est rhétorique), sauf en mettant en place ce truc qui préfigure (de très très, TRES loin) l'espace Shengen, à l'échelle germanique.
En tout cas, dans les années suivantes, c'est schtroumpf vert et vert schtroumpf dans les principes d'unification allemande : même entre eux, y sont pas d'accord. Certains veulent une "Confédération Germanique du Nord", soit une "Petite Allemagne", avec tous les états allemands, sauf l'Autriche (prends une carte et regarde à quel point ça fait petit, pour rigoler. A l'époque ils avaient pas les mêmes notions d'échelle je crois), qui aurait une organisation fédérale très rigide, pour se protéger contre ces cons d'Autrichiens, et d'autres veulent une "Grande Allemagne" avec l'Autriche, mais une organisation fédérale plus lâche, afin de garder quand même un minimum d'autonomie. Sauf que ça reviendrait à faire un nouveau Saint-Empire tout faiblard.
Guillaume Ier, roi de Prusse de 1859 à 1871 et empereur d'Allemagne de 1871 à 1888, fondateur de l'Empire allemand.
1859. Au milieu de ce fatras organisationnel, un qui se frotte les mains, c'est un certain Guillaume. Ou Wilhem, pour le coup, vu qu'il est allemand. Il est le frère de Frédéric-Guillaume IV, qui est malade et s'est retiré du trône prussien au profit du cadet. Lequel cadet choisit trois ans plus tard un Premier Ministre aussi rusé que calculateur, un certain Otto von Bismarck. Là nous sommes en 1862. Grâce au Zollverein et à son armée, la Prusse est devenue toute-puissante, et Otto a bien compris deux choses. D'abord, l'Allemagne sera fera sans l'Autriche, ensuite, elle se fera selon la raison du plus fort, et c'est précisément pour ça qu'elle s'est toujours pas faite : la Prusse est pas encore officiellement le royaume alpha dans la meute des états allemands. Mais c'est pas grave, Otto il a dit : les événements de notre temps se règleront dans le fer et le sang.
Ouais, des fois il fait du slam aussi.
En 1866, la question des duchés danois est une aubaine pour Bismarck : le roi du Danemark, qui est aussi duc de Schleswig-Holstein, décrète que les deux duchés seront intégrés à son territoire, sauf qu'ils sont surtout peuplés d'Allemands qui ne sentaient pas, mais alors carrément pas danois. Histoire de "défendre les peuples allemands opprimés", Bismarck appelle l'Autriche à ses côtés et les austro-prussiens font un carnage rapide qui leur fait gagner les deux duchés, gouvernés conjointement.
Par la suite, et alors que des accords secrets passés entre l'Italie nouvellement née et la Prusse prévoient qu'en cas d'agression autrichienne, la puissance agressée sera soutenue par son alliée, l'Italie commence à mener une politique offensive, limite insultante, à l'égard de sa voisine du nord. "Rendez-nous notre putain de Vénétie, saletés d'envahisseurs", "votre impératrice c'est un gros laideron", des trucs du genre. L'Autriche n'en peut plus, c'est une vieille puissance, elle a le devoir de donner une bonne correction à cette jeune impertinente en forme de botte, et elle va se faire un plaisir de lui inculquer les rudiments de la guerre. La Prusse, de son côté, armée jusqu'aux dents, fait une descente en Autriche, et la bataille de Sadowa est un véritable bain de sang, un vrai tir aux canards pour les soldats de Bismarck, d'autant qu'elle est la toute première représentation de la redoutable armée prussienne en train d'éclater une puissance historique considérée jusque là comme à peu près invincible. Note qu'en cette période, le monde est en plein boom, question pugilats bien sanglants. Sadowa pour les prussiens, Solferino pour les Français face aux Autrichiens, les américains s'envoient des châtaignent dans la guerre de Sécession, terminée l'année précédente, ça pue la guerre totale à dix kilomètres.
Otto von Bismarck (1815-1898), Premier ministre et ministre des affaires étrangères de Prusse, chancelier de la Confédération d'Allemagne du nord et de l'Empire allemand, grand artisan de l'unification allemande par la guerre.
N'empêche, tu rends compte, le Bismarck, il saisit la question des duchés, pis il fait exprès d'impliquer l'Autriche sans nécessité pour la piéger un peu après avec les mêmes duchés, avant de lui rouler dessus à pleine puissance ! Balèze Otto ! Fourbe, mais balèze !
En tout cas, à l'issue de cette guerre, rapidement écourtée par Otto qui ne veut pas se faire tomber sur le râble par les Russes ou les Français, sont signés plusieurs traités qui font de la Prusse la grande protectrice des états allemands. Ils pourront plus contester la domination prussienne, vu qu'ils en ont pas la force. La bonne vieille méthode italienne a été appliquée à nouveau en 1870, afin que l'espace allemand puisse livrer une guerre prétendument défensive, face à un adversaire agressif que personne ne voudrait soutenir. Et ça marche en plus !
Le truc, c'est que la France a vu d'un mauvais œil la politique prussienne, autant parce qu'on ne fout pas une raclée à une ancienne puissance impunément que parce que si quelqu'un doit manipuler les italiens à son profit, c'est Napoléon III, pas Bismarck, non mais oh. Ajoute à ça une révolution en Espagne, qui renverse Isabelle II, pour la remplacer éventuellement par un membre de la famille de Guillaume Ier, mais hors de question, qu'on se dit en France. On avait toujours en tête le souvenir du "chemin espagnol" qui avait encerclé le pays durant les 16ème et 17ème siècles. Cependant, alors que les prétentions allemandes en Espagne s'effacent, le gouvernement de Napoléon continue à casser les pieds à Guillaume Ier, si bien que celui-ci, via Bismarck, fait publier un texte, "la dépêche d'Ems", particulièrement offensante pour la France, qui ne voit là aucune autre solution pour laver l'insulte que de déclarer la guerre à la Prusse. On pratiquait pas le Seppuku en France, c'est dommage.
La suite on la connaît, la Prusse était militairement supérieure, à tous égards, et on s'est fait rouler dessus comme de la bleusaille. Les Français avaient la niaque, mais ça suffisait pas, d'autant que ni les Russes, ni les Anglais, ni même les Autrichiens (qui avaient moyen envie de prendre une seconde raclée face à Bismarck) sont allés soutenir la France, cette gueuse qui déclare des guerres et perturbe la paix mondiale. Lors du traité de Versailles, en 71, lequel nous fauche l'Alsace-MOSELLE, et pas Lorraine (prends une carte de France, regarde la Moselle, puis la Lorraine, et tu te demanderas plus pourquoi les Allemands ont pris que la première), Guillaume Ier proclame la naissance de l'empire des allemands. C'est une appellation de Bismarck, qui voulait, comme son roi, éviter de froisser les autres rois d'Allemagne (oui, maintenant on peut dire Allemagne). Le problème c'est que prendre deux terres ennemies, c'était pas l'idée de Bismarck, mais de l'état-major de l'empereur, alors qu'Otto s'y était opposé, parce qu'il se doutait que ça nourrirait une sacrée rancœur en France.
L'empire, en 1871, bien que clairement dominé par la Prusse, est constitué de celle-ci et des états qu'elle n'a pas annexés, chacun doté de son propre prince, sous le contrôle de l'empereur.
En tout cas, après trois guerres (encore !) et grâce à la politique agressive, tant sur le plan militaire que politique ou économique, d'Otto von Bismarck, l'Allemagne naît en 1871 et se révèle d'emblée une énorme puissance industrielle et militaire : elle a la Ruhr, ses mines et ses industries, elle a une population écrasante, une longue tradition fédérale qui a permis de développer également de nombreuses grandes villes, ajoutant également une réussite commerciale au tableau germanique. Notons par ailleurs que la vague d'industrialisation de 1880/90 se fera essentiellement au profit des USA et de l'Allemagne et les révèlera comme les deux premières puissances industrielles mondiales. Surtout, maintenant uni autour d'un pouvoir clairement militarisé, l'empire allemand a de gros appétits territoriaux. Ça sent l'embrouille à dix kilomètres.
La suite au prochain épisode !
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