Barre-menu

4.2.20

Adaptations (3) : le cas d'école.

L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux.

Auteur : Nicholas Evans.
Origine : Royaume-Uni.
Nombre de livres : 1.
Date de publication : 1995 chez Delacorte Press aux États-Unis, 1996 en France aux éditions Albin Michel.
Genre : drame.

Film de et avec Robert Redford (1998), en compagnie de Kristin Scott-Thomas, Scarlett Johansson, Chris Cooper, Dianne Wiest, Sam Neill.
Genre : drame.

On est d'accord, l'affiche française est totalement incendiée, le coloriste a VRAIMENT fait de la merde.

La région de New-York, États-Unis, de nos jours. Annie MacLean est la redoutable rédactrice en chef du célèbre magazine people Clover. Dure et froide, elle peine à maintenir une relation aimante avec son mari Robert, avocat renommé, et avec sa fille unique Grace. Celle-ci passe tous ses weekends dans leur maison de campagne pour y retrouver son amie Judith et faire de longues balades avec son cheval Pilgrim.
Mais un matin d'hiver, les deux fillettes et leurs chevaux sont frappés par un accident tragique, une nouvelle épreuve pour la famille MacLean.


Dans l'article précédent de cette courte série, j'avais notamment dit que le principe d'adaptation au cinéma suppose la modification du contenu narratif, et aussi que chaque œuvre culturelle doit pouvoir être considérée en fonction de ce qu'elle propose, de son format, indépendamment de toute autre (même dans le cas de l'adaptation d'une histoire originale). Si je dis ça, c'est parce que le présent film répond précisément à ces deux critères que je propose pour revaloriser le principe d'adaptation au cinéma.
Je vais être franc avec vous : L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux est un film absolument magnifique, parfait à mes yeux. Je dis pas ça parce que c'est un des films de mon enfance, ni parce que j'adore la nature et les animaux, ni même parce qu'il se hisse facilement parmi mes films préférés de tous les temps avec une musique qui me fait pleurer à peu près à chaque séquence (mais on va en reparler). Si je dis ça c'est à la fois pour rappeler que Robert Redford est un incroyable cinéaste (mais ça aussi on va en reparler) qui excelle ici à occuper à la fois les rôles de réalisateur et d'acteur - de nombreux grands noms à Hollywood se sont retrouvés devant et derrière la caméra, mais c'est toujours délicat de faire les deux en même temps - mais aussi pour essayer de mesurer mes propos dans cet article. Je vais essayer d'être objectif même si ce sera pas simple ^^

L'un des points à rappeler pour commencer est que Robert Redford, bien que californien, semble être passionné pour les grands espaces depuis très longtemps (par sa mère, apparemment), puisque dès 1969 avec le tournage du film Butch Cassidy et le Kid, il achète une vaste propriété dans l'Utah où il fait construire une maison qu'on peut qualifier d'écologiste. Il a également joué dans de nombreux films se déroulant dans des régions dites sauvages, dont le plus connu est Out of Africa de Sydney Pollack (1985) - de fait, il a assez souvent une image de vieux cowboy, et au passage c'est un habitué des adaptations puisque sa première réalisation (Ordinary people, 1980) en était déjà une. Bref, on peut assez clairement supposer qu'il a lu The horse whisperer de Nicholas Evans et en tout cas qu'il a beaucoup apprécié cette histoire.


Alors certes, Robert Redford n'a pas écrit le script du film, qui est signé Eric Roth et Richard LaGravenese, mais encore une fois, il ne fait pas beaucoup de doute qu'en tant que réal impliqué dans son projet, il a pu avoir son mot à dire à ce sujet et a dû décider assez rapidement qu'il incarnerait le rôle éponyme (y'a un parallèle assez évident entre le personnage de Tom Booker, montagnard qui ne se plaît pas en ville, et Redford lui-même, qui préfère la campagne). Et en l'occurrence, les modifications qui ont été faites depuis le livre font sens.
Dans un roman, puisqu'il n'est pas question de mise en scène, d'interprétation et d'esthétique audio-visuelle, l'œuvre est toute entière dédiée à son écriture, à sa narration, qui peut être largement déployée (c'est pour ça que, dans les adaptations de romans en films, on fait beaucoup plus souvent des coupes que des ajouts). Dans le livre de Nicholas Evans, le personnage de Tom Booker est beaucoup plus développé : il a un passé, son ex-épouse Rachel (vite mentionnée dans le film) est évoquée un peu plus abondamment, il a même un fils à qui il rend visite à New York en allant voir Pilgrim (ce qu'il ne fait pas à l'écran), et surtout il a une vie amoureuse. Certes célibataire, il est décrit comme un chuchoteur qui anime régulièrement des séances d'initiation pour les propriétaires de chevaux un peu partout entre le Midwest et les Grandes Plaines, voire la Californie, et a souvent durant ces occasions des aventures d'un soir.

Dans le film, rien de tout ça, puisqu'il s'agit d'en faire un solitaire blessé par la vie afin de faire écho à un autre personnage, celui d'Annie MacLean. Très, mais alors très clairement, la focalisation a été basculée entre le roman et le film : dans le premier, Grace, Pilgrim et leur accident sont pratiquement une intrigue secondaire au profit de la relation entre les deux adultes (à tel point que le livre se dote d'un narrateur externe qui adopte uniquement le point de vue de Tom Booker et Annie MacLean à deux exceptions près, celle du chauffeur du camion au début, humanisant l'accident et lui donnant du contexte quand dans le film c'est un événement anonyme, et celle de Grace aussitôt après cet accident, pendant son immédiate rémission physique et mentale) alors que le film fait de cet enjeu narratif le moteur de tout le reste. Leur aventure amoureuse est à peine esquissée, le mariage défaillant d'Annie et Robert n'est évoqué qu'à la toute fin du film, les scénaristes ont littéralement transformé un drame amoureux en drame familial, en reportant notamment sur Grace la question de son statut de fille unique.
Le roman mentionne qu'Annie et Robert ont essayé à plusieurs reprises d'avoir un autre enfant après la naissance par césarienne de Grace, mais seulement dans la narration, pas dans les dialogues, du coup la fillette (plus jeune dans le livre que dans le film) n'est jamais au courant. Le fait d'écrire son personnage autour de cette question dans le film est super intéressant parce qu'il sert un élément fondamental au cinéma : l'interprétation.


On dira ce qu'on voudra sur les sorties récentes de Scarlett Johansson qui prétend qu'être actrice ça veut dire pouvoir jouer tout et n'importe quoi (sur le fond elle a pas tort, mais dans les faits ça veut dire occuper des rôles que pourraient assumer les minorités ethniques et sexuelles), mais elle est vraiment talentueuse, et elle le démontre très bien dans The horse whisperer (le titre est plus court en anglais, pardon ^^).
Voir un bébé Scarlett de 14 ans pleurer devant sa mère en expliquant qu'elle est écrasée par la pression maternelle, par cette injonction à être toujours parfaite parce qu'elle est fille unique, alors qu'avoir un frère ou une sœur permettrait d'équilibrer les espoirs parentaux, ça impressionne. Ailleurs dans le film, la jeune actrice est vraiment crédible, par exemple dans sa réaction de fierté vexée lorsqu'elle est incapable de monter le cheval de Joey Booker (dans le livre elle y parvient, ce qui retire une partie de son sens à sa première montée de Pilgrim après la thérapie). Mais surtout, c'est face à l'autre grand rôle féminin du film que sa prestation impressionne.

Robert Redford, clairement, est un très bon directeur d'acteur. C'est pas lui qui a fait le casting du film, parce que c'est pas son boulot, mais je salue les gens (Ellen Chenoweth et Gretchen Rennell Court) qui, après le désistement d'Emma Thompson, ont casté Kristin Scott-Thomas, parce qu'elle est absolument parfaite pour le rôle. Cette actrice qu'on voit trop peu - de fait, elle tourne essentiellement dans le cinéma français et britannique - n'est pas très grande et elle a les yeux clairs, ce qui convient bien à ce personnage de rédac'chef froide et dure, pas impressionnante par son physique mais écrasante par son autorité et sa force de caractère. À la fois dans ses confrontations avec Scarlett Johansson et en compagnie de Sam Neill (par exemple au début, lorsqu'on les voit se coucher et qu'elle se brosse les cheveux avec tellement d'énergie qu'elle a l'air de vouloir les arracher), elle fait preuve de beaucoup de talent, davantage je dirais que plus tard dans le film où son regain de chaleur humaine et émotionnelle semble assez facile et rapide.


J'avoue que j'aurais aimé la voir craquer et s'effondrer avant de se reconstruire en mode bienveillance - mais après, le personnage part de loin parce que, dans le roman, c'est un robot froid et dur qui s'interroge carrément sur son humanité et, après l'accident de Grace, on la voit prendre une douche brûlante à pleine pression pour se forcer à ressentir quelque chose. Dès le début cela dit, j'ai aimé le fait que son rapport à l'équitation (elle a beaucoup monté à cheval dans son passé) soit éludé, parce qu'il permet de recentrer son choix de sauver Pilgrim sur sa volonté de fer et pas sur un intérêt pour l'animal (contrairement au livre où elle sent inconsciemment que si elle sauve pas le cheval, elle sauvera pas sa gamine). Et au même moment, à l'hôpital, alors qu'elle apprend que sa fille sera amputée d'une jambe, comme dans le livre, elle s'efforce d'accuser le coup par la rationalité, en demandant quelle jambe sera coupée, là où son mari (joué par Sam Neill donc) est au bord de l'effondrement.

Alice Booker (Dianne Wiest), épouse de Frank, mère de Joey
et des jumeaux et belle-sœur de Tom, qui fait un peu figure
de contre-modèle maternel à Annie MacLean : elle est fille
et femme d'éleveur, travaille au ranch, est également
mère au foyer et très chaleureuse, au contraire
de la New-Yorkaise.
Bref : Robert Redford a très bien cadré à la fois Scarlett Johansson et Kristin Scott-Thomas dans leur rôle, il interprète très bien le rôle de Tom Booker, avec une certaine sécheresse, une réserve bienvenue (et moins sévère que dans le roman) et là où les directrices de casting ont eu le nez creux, c'est en recrutant deux spécialistes des seconds rôles de talent, des personnages attachants et un peu terre-à-terre, Chris Cooper et Dianne Wiest, qui constituent ici un milieu familial et rassurant sur le Double Divide, le ranch des Booker (nommé ainsi parce qu'il est situé au milieu de deux rivières qui divisent une vallée, lesquelles rivières sont décrites par Nicholas Evans comme métaphores de Tom et Frank Booker, l'une sauvage et imprévisible, l'autre calme et accueillante). D'ailleurs, chose que je fais habituellement pas, je vous recommande en l'occurrence la lecture du roman en plus du visionnage du film, puisque les personnages de Frank et Alice Booker y sont mieux traités : elle, avant d'épouser Frank, a fréquenté Tom, faisant d'elle à la fois une rivale et une protectrice (de Tom) face à Annie MacLean, et lui, bien qu'étant le cadet, est présenté comme meilleur homme d'affaires (Tom, au début de sa carrière, ne faisait pas payer pour ses interventions auprès des chevaux) et plus à l'aise avec les vaches qu'avec les chevaux (au contraire de son frère), ce qui fait de lui, de fait, le maître du ranch et de la famille (au début des repas, c'est à ce titre qu'il est celui qui prononce le bénédicité, au lieu de Tom).

Frank Booker, plus terre-à-terre et pragmatique que son frère, est celui qui, dans le film, propose aux MacLean de s'installer dans l'ancienne maison de celui-ci (dans le livre c'est Tom qui fait cette invitation). Malheureusement, Chris Cooper, son interprète, est plutôt dans l'ombre de Robert Redford, là où le personnage est plus important dans le roman.

Là où je voulais en venir (décidément mes articles sont bien faits) c'est que l'équipe constituée par les deux scénaristes et le réalisateur a fait un superbe travail sur L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux. Les personnages sont littéralement des cowboys, des vachers (on a même des séquences de transhumance bovine, de marquage des bêtes et forcément de grands repas communautaires, parce que pour les travaux de la ferme on fait venir les voisins à l'aide), mais le film n'est pas un western. Ce genre est plus ou moins tombé dans l'oubli entre les années 1970 et 2000, The horse whisperer reste un drame, mais la simplification narrative permet à Robert Redford d'y exprimer, plus qu'une trame complexe tissée sur de nombreux fils (comme dans le livre), davantage une impression générale, un paysage global, celui des Grandes Plaines et des Rocheuses états-uniennes.
Le film fait la part belle aux séquences contemplatives, aux transitions paysagères, aux plans larges sur les montagnes, les vallées et les prairies, il cherche à créer un état d'esprit et des émotions chez le public, faisant écho à ce que ressentent Annie et Grace MacLean dans le Montana, et il se sert habilement de la photographie et de la musique à cette fin.

Je le regrette souvent mais, heureusement, j'ai l'occasion de corriger ce manque, je connais pas des masses de compositeurs de cinéma. Certes, quelques grands noms reviennent souvent, mais d'autres sont si omniprésents que je m'étonne de ne pas les connaître vraiment. Thomas Newman est un de ceux-là : issu d'une famille de musiciens (son père, son oncle, son cousin et son frère sont ou ont été compositeurs de cinéma), il a composé pour une moyenne de trois films par an, tous les ans depuis 1984, à l'exception de 2010 où il n'est derrière aucune composition et ses dernières œuvres en date sont Tolkien, le biopic sorti l'an dernier avec Nicholas Hoult en rôle-titre, et 1917, qui est encore au cinéma.
À peu près trois films par an depuis 36 ans. Voilà voilà.

Bref, tout ça pour dire que Newman est un GRAND nom de la composition au cinéma, et qu'il sait ce qu'il fait. Dans The horse whisperer, comme je l'ai dit, il flirte régulièrement avec le genre du western et avec ses codes (la guitare sèche et le violon un peu usé en tête), mais sans jamais s'y plonger, puisque ce n'est pas celui du film. Conformément aux souhaits de réalisation de Robert Redford, Thomas Newman a composé de longs et beaux morceaux que je pourrais qualifier de paysagers - le genre qui, lorsqu'on les écoute, mettent instantanément des beaux décors et de longs travellings dans la tête, si vous écrivez de la fiction, c'est pile ce qu'il vous faut comme inspiration.

Là où le film comme le livre, par des procédés qui leur sont propres, ont traité un enjeu avec la même réussite, c'est pour exprimer le changement d'ambiance entre New York - où vivent les MacLean - et le Montana où a lieu l'essentiel de l'histoire.
L'un des premiers plans où l'on voit Annie McLean au début du film, lorsqu'elle revient de son jogging, est une plongée presque à la verticale absolue, afin d'exprimer l'étroitesse que symbolise la Grosse Pomme (là où, dans dix milliards d'autres films, on aura des plans en contre-plongée sur les buildings et des plans larges sur les avenues). Par ailleurs, New York, dans la narration, c'est le lieu du conflit : dans son magazine, Annie est en procès pour diffamation contre un ancien collaborateur, puis finit par être virée (dans le livre, on apprend d'abord qu'elle a une réputation de tyran inflexible des médias puis on découvre qu'elle finit par démissionner après une confrontation avec les actionnaires pour baisse des ventes à la suite de l'accident de Grace et Pilgrim), ce qu'elle vit d'ailleurs comme une délivrance.

Scène tirée du film de Robert Redford et intitulée "Rhythm of the horse", d'après le morceau composé par Thomas Newman qui accompagne cette séquence.

Dans le Montana, au contraire, et les musiques de Thomas Newman l'expriment bien tout en, je l'ai déjà dit, faisant vivre au public le même parcours émotionnel qu'à Annie et Grace, tout n'est que paix, et ouverture : pas de bâtiments pour barrer la vue, pas de conflit ou de problème (c'est un peu le cas dans le livre cela dit, et c'est même à l'origine du dénouement [spoiler] lors duquel Tom Booker, pour sauver Grace et Pilgrim d'une troupe de mustangs dans la montagne, et surtout pour éviter à la fois de devoir vivre séparé d'Annie et la disgrâce de celle-ci face à son mari, se jette sous les sabots du puissant étalon qui dirige cette troupe et meurt sur le coup [fin de spoiler]).
Les morceaux intitulés Montana et Rhythm of the horse sont d'ailleurs particulièrement représentatifs de cette intention de narration et de mise en scène, au milieu d'autres titres plus doux et/ou attachés à des lieux (Double Divide, Creek House, The whisperers...), faisant du long-métrage une merveille de cinéma paysagiste et écologiste.



En bref : L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux est un cas d'école en matière d'adaptation. Les coupes du film par rapport au livre sont légitimes, les modifications sont pertinentes et signifiantes. Robert Redford et ses scénaristes sont parvenus à raconter la même histoire que Nicholas Evans, mais en changeant légèrement le point de vue et l'intention, pour faire du long-métrage une œuvre belle et contemplative, un drame dans le sens classique du terme, c'est-à-dire un récit plein d'émotions et riche d'une superbe interprétation.
Je vous recommande à la fois le livre et le film : les deux sont superbes et valent VRAIMENT le temps que vous y consacreriez. En tant que lecteur et spectateur, je souhaite sincèrement que davantage d'adaptations, peu importe le support de départ et celui d'arrivée, bénéficient d'un aussi bon traitement.

Voir aussi :
- la bande-originale complète de L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire