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28.6.13

Les guerres de Trajan (98-117)

Dans notre histoire du jour, celle avec un petit H, la crise de 68/69 dont j'ai parlé dans l'article sur Vespasien a eu des conséquences inattendues pour les contemporains. La première, c'est que l'empereur était issu de l'armée, alors que, tradition républicaine oblige, le prince, princeps, était premier d'entre ses pairs, les sénateurs, et donc avait suivi le même cursus honorum qu'eux. La seconde, c'est que la tradition romaine de l'adoption, sur laquelle je reviendrai peut-être à l'occasion, a été rejetée au second plan par le fait que le général victorieux, Vespasien, avait déjà deux fils à son avènement, lesquels lui ont succédé sur le trône.

Très bonne idée, ont sûrement dit certains contemporains, comme ça on se cassera pas la tête à chercher un héritier (parce que c'est un peu le problème qui se posait chez Néron et qui faisait qu'on s'assassinait à tours de bras : on voulait être le dernier en vie, le règne de Néron c'est un peu un Battle Royale pour le trône). Très mauvaise idée, ont dit les autres, ici on est chez les républicains, pas chez les rois, Rome déteste les rois, pas de succession dynastique ! (malheureusement, l'histoire prouvera, durant les trois siècles suivants, que la succession dynastique et la grandeur de Rome, ça va pas ensemble)
Très bonne idée, ont repris les premiers, Titus est un excellent empereur (ce qui est vrai), baaaad idea, ont lancé les détracteurs (ouais, ils avaient pris anglais en seconde langue), parce que Titus est mort de la peste assez jeune, et son frère Domitien lui a succédé avant de devenir un empereur calamiteux : au moins, il a mis tout le monde d'accord, il fallait s'en débarrasser, si bien qu'en 96, après 15 ans de règne, Domitien est assassiné, il se bouffe une damnatio memoriae, et le Sénat nomme le vieux Nerva empereur en se disant "on a déjà vécu ça en 68/69, on va gagner un peu de temps pour voir les forces en présence et après on saura qui est le prochain".

Détail d'une statue de Trajan-Spock. J'ai pas trouvé d'où elle vient ni de quand elle date, mais au moins elle a été réalisée de son vivant !

Donc le règne de Nerva, prodigieusement court (deux ans) est marqué par les rivalités politiques entre les partisans des grands personnages (surtout militaires) de l'empire, parmi lesquels Trajan lui-même, qui, en bon soldat, se contente de faire son boulot sans revendiquer d'ambition politique. Puis, un peu usé par ces conneries (c'est ce qu'il a dit, hein, "je suis trop vieux pour ces conneries", et il paraît que la citation a été reprise plusieurs fois par la suite), le Prince lui-même prend tout le monde de court. Il était peut-être vieux, mais il était pas con, et d'un coup d'un seul il a dit "je vais adopter Marcus Ulpius Nerva Traianus !" Pan dans les dents du Sénat, des rivaux, des prétendants au trône, de Trajan, bref, de tout le monde.
Le bon côté de la chose, c'est que Trajan, qui à l'époque est dans sa belle quarantaine, a suivi le cursus honorum classique, ce qui plaît aux sénateurs, se trouve sur le limes de Germanie à la tête de légions, ce qui plaît aux soldats, et ne semble pas souffrir de travers, de vices ou autres désagréments qui changent un prince en tyran. Et pour cause : là c'est une hypothèse personnelle, libre à toi d'en faire ce que tu veux mais... eh ! t'as déjà vu un buste de Trajan ? Googlise-le pour voir ! Il te rappelle pas Leonard Nimoy ? Pas étonnant que Trajan ait été un empereur aussi talentueux, sage et compétent ! C'était Spock ! Quoi de mieux qu'un Vulcain pour diriger l'empire romain ?!?
L'important dans l'histoire c'est que la garde prétorienne, qui a depuis l'année des quatre empereurs (69) développé un certain goût pour la politique, préfère ne pas contester la décision princière parce que bon, le limes de Germanie c'est pas loin, faudrait pas que Trajan descende avec ses légions pour poutrer les éventuels insoumis.

Enfin faut quand même pas qu'ils s'inquiètent parce que quand Nerva meurt et que Trajan-Spock devient prince, en 98, sa priorité c'est pas de se ruer à Rome pour aller quémander un susucre et l'approbation du Sénat, mais de renforcer le limes de Germanie, notamment en y plaçant des gens fiables, histoire de s'assurer que tout va pas s'écrouler dès qu'il aura le dos tourné. C'est seulement après qu'il rentre à Rome, devient empereur, des gens sont remerciés et d'autres embauchés (à la tête de la préfecture du prétoire notamment, comme quoi le prince commençait à vraiment se méfier de sa garde personnelle à l'époque), la plupart des gens que Domitien, ce tyran, avait dépossédés de leurs richesses et leurs titres sont replacés, et Trajan songe à nouveau à sa légitimité : rien que pour l'appuyer, il est consul trois fois au début de son règne, en 100, 101 et 103.

Tiens, un peu d'épigraphie, je t'en ai jamais fait (tu peux cliquer sur l'image pour la voir en taille réelle).
La première ligne est évidemment l'annonce, Le sénat et le peuple romain.
La seconde et le début de la troisième désignent Trajan : IMP(erator) CAESARI DIVI NERVAE F(ili) NERVAE TRAIANO AUG(ustus) : (à) l'empereur (Auguste César) Trajan Nerva, fils du divin Nerva.
Puis vient la titulature : GERM(anicus) DACICO (le Dacique) PONTIF(ex) MAXIMO (grand pontife) TRIB(unicia) POT(esta) XVIII (Tribun de la Plèbe pour la 18ème fois) IMP(erium) VI (doté de l'Imperium pour la 6ème fois) COS VI (consul pour la 6ème fois) PP (pater patriae, Père de la Patrie),
puis vient le texte plaçant l'inscription dans son contexte, lieu où elle se trouve et circonstances d'établissement.
La mention du 6ème consulat nous indique que l'inscription a été réalisée entre 112 et 114, puisque le dernier consulat de Trajan date de 112. Elle ne peut être plus tardive, parce qu'il n'a pas encore le titre de Parthique, acquis en 116, non plus que le titre d'Optimus, décerné en 114. Il faudrait se pencher sur la puissance tribunicienne pour pouvoir dater de manière plus précise.

Trajan-Spock, qui n'est pas l'héritier direct de son prédécesseur, tout comme Claude et Vespasien, songe alors à asseoir sa légitimité au cas où, pour montrer qui est le patron et que le patron est à la hauteur du pouvoir qu'il détient. Comme il est bi-classé sénateur-soldat, la guerre, il sait faire. Claude avait conquis la Bretagne et la Thrace, Vespasien a écrasé les révoltes juives, Trajan doit donc se trouver un ennemi à plumer pour montrer qu'il est bien le prince voulu par le Sénat, la cité et les dieux. Ca tombeuh bien quand on y pense, ce taré de Domitien avait pas les qualités militaires de ses père et frère, ce qui fait que quand il a dû lutter contre les Daces, une fédération de peuples qui gît juste au nord du Danube, le long de la frontière de Mésie, et il en était ressorti un traité des plus insultants : Rome reconnaît l'existence d'un seul royaume dace dont le chef est Décébale, et dont la capitale est Sarmizegetusa (à tes souhaits). Pire encore, le réseau routier et les places-fortes du royaume dace sont construits par des ingénieurs romains prêtés à Décébale par Domitien. Mais cette honte, par Jupiter, un royaume barbare, voisin, menaçant, construit sur la force des honnêtes citoyens romains !!
C'est l'occasion que Trajan attendait, comme si les événements, le destin et les dieux s'étaient ligués pour lui filer sa chance. Avec son expérience de gestionnaire, de stratège et de commandant à la tête des légions, l'empereur fait construire des greniers le long du limes du Danube, déploie et étend le réseau routier (tu sais, ces fameuses voies romaines qui sont grandes, plates, et permettent d'aller très loin très vite) et déplace les troupes qu'il avait expédiées en Germanie sur le front danubien. Rigole pas, là on parle de 12 légions et de leurs auxiliaires, soit deux fois 60 000 hommes, tu sais compter jusqu'à 120 000 ? Bon bah voilà.
Concrètement, en 101 a lieu la traversée des hommes sur des ponts de bateaux un peu partout sur le fleuve, puis la progression des légions romaines en territoire dace. On avance lentement, on se précipite pas, on occupe le territoire en traçant de nouvelles voies et en renforçant la position à coups de greniers et de camps retranchés, façon Jules César. Durant cette première campagne, il n'y a d'ailleurs qu'une seule bataille, remportée évidemment par les Romains.

La Colonne Trajane, commémorant la victoire de Trajan sur les Daces, érigée sur le Forum Trajan entre 107 et 113, durant la partie du règne de Trajan qu'il passa dans la capitale.

Après une trêve qui permet aux deux belligérants épuisés de souffler un peu, parce que conquérir un pays de montagnes encaissées, ça va bien deux minutes, une autre campagne a lieu en 105-107, qui voit la capitale ennemie, Sarmizegetusa (à tes souhaits) être prise en 106. Décébale se suicide, un truc dans l'air du temps apparemment, à l'époque on se laisse pas davantage prendre vivant qu'on ne gaspille sa vie dans une résistance inutile et hors de propos ^^ Manque de chance pour lui, le cavalier qui le rattrape rapporte sa tête à Trajan-Spock, mais l'histoire ne dit pas ce que ce dernier en fit. Ce qui est sûr en revanche, c'est qu'après ça, personne a songé à contester sa légitimité. Est-ce que ce sont les monceaux d'or des mines daces qui ont acheté le silence des gens, est-ce qu'il était seulement nécessaire de les amadouer avec, peu importe, ce qui compte, c'est que le butin et la gloire autorisent le prince à construire une colonne monumentale (pour l'époque hein, c'est pas exactement la Tour Karine ni la Tour Montparnasse) illustrant la guerre victorieuse contre les Daces. La colonne Trajane, c'est son nom, est donc érigée à Rome, sur le forum Trajan (ça aussi c'était dans l'air du temps, un nouveau forum par prince), et représente à la fois ces barbares de daces, les légionnaires, les auxiliaires et les numeri, mercenaires (Germains pour la plupart) au service de l'empire, matérialisant le triomphe de la civilisation sur la sauvagerie.
Un peu comme le pont construit sur le Danube à hauteur de Drobeta, histoire de relier l'empire à la nouvelle province de Dacie. Bâti sur des piles de 12 mètres de large et 30 de haut, le pont mesurait à la fin de sa construction 1635 mètres d'une rive à l'autre du fleuve. L'ennui c'est que le successeur de Trajan, Hadrien, le fit en partie démonter pour prévenir des invasions par le nord. Autre construction qui, elle, dura plus longtemps, le port de Trajan, dont je reparlerai à l'occasion.

Détail de la Colonne Trajane qui met notamment en valeur les combats (en haut) et les navires fluviaux employés pendant les campagnes (en bas).

Cela dit, si les guerres daciques ont valu à Trajan-Spock le surnom de Dacicus, à la manière des Germanicus qui avaient vaincu les Germains, le prince, en bon empereur-soldat, passa le reste de son règne à combattre et après une campagne victorieuse contre les Parthes, le grand ennemi héréditaire de Rome, fonda les provinces de Mésopotamie, d'Assyrie et d'Arménie. La guerre se compliqua néanmoins face à l'opiniâtreté de l'ennemi et, affaibli, Trajan revenait à Rome lorsqu'il succomba à une maladie en 117, avec le titre de Parthique, et fut succédé par un empereur plus militaire encore que lui, l'Espagnol Hadrien, originaire comme lui de Bétique.
Par contre, ce qui le fait clairement passer à la postérité (et après les règnes de Nerva et Domitien, reconnaît que c'est pas du luxe), c'est le titre que lui accorde le Sénat et qui représente l'exception dans l'histoire romaine. Qu'il s'agisse de la rivalité qui l'a fait choisir par Nerva, son talent pour la guerre ainsi que dans ses relations avec les sénateurs, Trajan-Spock semblait toujours être le meilleur en tout, et sur le modèle d'Octavien à qui l'on décerna le titre d'Auguste, notre héros du jour se vit conférer en 114 le titre d'Optimus, « le meilleur des princes », fait quasi-unique dans l'histoire impériale.
La Dacie, de son côté, forme un îlot de romanité en plein milieu des territoires barbares – suffit de prendre n'importe quelle carte de l'époque pour voir qu'elle expose trois flancs à l'ennemi et ne procédait probablement que d'une occupation ponctuelle, pour neutraliser un ennemi plutôt que d'une extension permanente de l'empire romain pour lequel la frontière du Danube était plus simple à défendre – qui perdureront ensuite. Aujourd'hui, elle s'appelle Roumanie, on y parle une langue proche de celles de l'Europe de l'Ouest, et on y trouve notamment une marque de voitures appelée Dacia...

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/d/d1/RomanEmpire_117_-_Moesia_Superior_and_Moesia_Inferior.svg/800px-RomanEmpire_117_-_Moesia_Superior_and_Moesia_Inferior.svg.pngL'empire romain à la mort de Trajan : on y voit notamment, à l'est, les trois nouvelles provinces acquises sur l'empire parthe (et évacuées plus tard faute de pouvoir les défendre efficacement), ainsi que la Mésie supérieure et inférieure sur laquelle s'appuie la nouvelle province de Dacie. Clique sur l'image pour la voir en taille réelle.

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