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29.12.19

Des clichés au Moyen Âge !

Seconde et peut-être pas dernière partie des articles sur les clichés en Histoire et les idées préconçues du grand public, on va cette fois-ci débunker un peu la période médiévale ^^

Sommaire.
Médiéval, moyenâgeux et féodal.
Ces abrutis du Moyen Âge qui ne savaient pas lire, écrire et compter.
Le Moyen Âge, cette période vide, sombre et inerte.
Les villes françaises sont des créations médiévales.
Bonus : La colonisation par le Professeur Benalla.


Médiéval, moyenâgeux et féodal.

Alors déjà : Moyen Âge. Avec deux majuscules, un espace, sans tiret.
Ensuite, on va commencer par celui du milieu, moyenâgeux, je veux pas l'entendre, VOUS L'OUBLIEZ, ce mot est dégueulasse, je vous interdis de l'utiliser !
Quand ce mot n'est pas utilisé à tort pour décrire un élément médiéval, il est utilisé "pour mettre en évidence un côté barbare et dépassé inspiré du Moyen Âge." Sauf que NON. Le Moyen Âge n'avait rien de "barbare" et de "dépassé" puisque ces mots ne sont pas neutres, et que le propre de l'Histoire c'est de traiter le sujet avec objectivité, sans parti pris. Si vous voulez désigner des faits ou des sociétés que vous aimeriez qualifier de "moyenâgeux-ses" y'a des mots pour ça, des négatifs et des neutres : archaïque, primitif, désuet.

Dans le même ordre d'idées, si vous utilisez le mot "barbare" pour autre chose que la fiction et la culture pop, c'est même pas la peine. "Barbare" ce n'est pas neutre, c'est un terme utilisé dans l'Histoire pour déprécier les peuples qui en font l'objet.

Ensuite, médiéval. C'est un terme qui renvoie à une période temporelle, que l'on situe par convention entre 476 - date de la déposition du dernier empereur de Rome - et 1492 - date de la chute de l'émirat (musulman) de Grenade qui achève la Reconquista espagnole, mais aussi de la découverte du continent américain par les Européens via Christophe Colomb. On admet aussi comme début du Moyen Âge la date de 410 - sac de Rome par les Wisigoths d'Alaric, puisque les bouleversements politiques qui suivent cet événement dans l'Empire Romain d'Occident participent à la construction des premiers royaumes germaniques.
Est qualifié de médiéval tout ce qui se situe durant la période du Moyen Âge : les sociétés, les royaumes, les personnages historiques, les événements. Sans restriction politique, géographique ou culturelle. Médiéval est un terme très large qui recouvre des réalités très variées (mais on va y revenir !).

L'université de Sankoré à Tombouctou au Mali est un des hauts lieux de la culture universitaire islamique médiévale.... AH C'EST SÛR QUE PAR RAPPORT AUX CHÂTEAUX C'EST PAS PAREIL ^^

Enfin, féodal. Là c'est plus compliqué : féodal est un mot qui renvoie à la structure d'une société. Issu du latin fœdus, qui désignait pour les Romains un pacte ou une alliance, il remonte donc à l'Antiquité tardive. Il existe deux grandes périodes de l'histoire romaine où le fœdus est régulièrement utilisé : lors de l'extension de la cité dans l'Italie et lors du déclin de l'Empire d'Occident, lorsque que les peuples germaniques s'installent dans le territoire impérial.
Concrètement, le fœdus prévoit un lien de subordination tacite : Rome s'abstient de rouler sur ses voisins mais obtient le droit de recruter des soldats chez eux pourvu que ceux-ci conservent une autonomie politique et économique - c'est un genre de protectorat en fait. L'un des deux "signataires" obtient l'autorité, l'autre conserve son autonomie en échange d'une obligation de service.

La notion est reprise telle quelle par les peuples germaniques qui, de toute façon étaient eux-mêmes fédérés à Rome. Le chef germain accorde un fœdus à ses rivaux, qui deviennent des obligés : ils combattent pour lui quand il en a besoin, construisant très vite une aristocratie germanique fondée sur la guerre - jusqu'à l'unification et la pacification de l'Occident sous les Carolingiens.
Le principe est repris par la suite dans les différents royaumes médiévaux : le roi n'étant guère plus qu'un seigneur parmi les autres, plutôt que de les soumettre il est lié à ceux-ci par le fœdus, au nom duquel ils combattent pour lui lorsque la nécessité est présente. Par extension, les seigneurs sont liés par le fœdus aux populations de leur territoire qui servent à la guerre - ce sont les armées de paysans conscrits - et durant la paix - dans le cadre du servage - ce qui établit toute la structure sociétale qu'on appelle "la pyramide féodale", fondée sur le rapport de vassal à suzerain.

Carte du territoire de l'actuelle France à la fin du XIIème siècle. Le domaine royal est en bleu : autant dire qu'il est impossible de gouverner tout le pays à partir d'une si petite zone et que la délégation du pouvoir que matérialise le fœdus est un incontournable politique.
La puissance de certains vassaux comme le roi d'Angleterre explique aussi la récurrence des conflits féodaux au Moyen Âge.

"Féodal" est donc un terme très précis, avec un sens politique et sociétal, beaucoup plus spécifique que "médiéval." Les deux ne sont absolument pas synonymes : toute une partie du Moyen Âge n'a pas été concernée par le féodalisme (le monde oriental et musulman, qui s'étendait jusqu'à la péninsule ibérique, mais aussi l'Asie, que les Européens connaissaient très mal à l'époque, j'avais dit qu'on allait revenir aux grandes disparités à l'époque médiévale) et les sociétés féodales ont existé bien au-delà de la période médiévale - le Japon avait une structure féodale dominée par le Shogun (seigneur de guerre) et les Daimyos (seigneurs locaux) jusqu'à la Restauration de Meiji qui débute en 1868...


Ces abrutis du Moyen Âge qui savent pas lire, écrire et compter.

On va faire un exercice mental, j'ai besoin de ton aide. C'est du jeu de rôle. Imagine que tu es un paysan médiéval qui doit travailler sur sa terre ou celle de son seigneur. Comme tu vis au Moyen Âge, tu dois pratiquer une culture saisonnière localisée parallèlement à l'élevage, en prévoyant avec soin les aléas naturels, les maladies de tes bêtes, le climat parfois capricieux. Et finalement, tu dois diviser la récolte entre tout ce qui va au seigneur, la partie pour ta famille, et aussi la partie que tu vas resemer pour l'année suivante.
Et tu dois faire tout ça sans rien calculer parce que tu sais pas compter. Tu calcules pas les quantités, ni le calendrier agricole, ni les prix d'achat et de vente des récoltes bref, tu ne manies aucun chiffre, tu fais tout au pif, parce que tu sais pas compter.

...la seule conclusion logique c'est que même les couches sociales les plus basses de la société médiévale savaient compter aussi !
Concernant l'alphabétisation, même si on a longtemps pensé que les pauvres recevaient un "savoir de base" en lecture et en écriture, des recherches récentes laissent entendre qu'en réalité la majeure partie de la population était analphabète.
De fait, les élites intellectuelles du Moyen Âge, les gens qui maîtrisent les savoirs, ce sont les ecclésiastiques, membres clercs et laïcs de l'Église, dont la langue d'usage courant est le latin. Or, la majeure partie de la population, qui est détachée de la religion, n'a absolument pas besoin de parler latin et n'est donc pas formée à son usage.

Bref : l'économie médiévale est principalement fondée sur la terre et l'agriculture, et s'il n'est pas forcément nécessaire que la population sache lire et écrire, il est impossible de faire reposer une économie sur une population qui ne sait pas compter.


Le Moyen Âge, cette période vide, sombre et inerte...

Très souvent, le manque d'imagination des gens n'a d'égale que la facilité avec laquelle on peut enfoncer des idées préconçues dans leur esprit avec une telle régularité qu'ils finissent par ne plus réfléchir et par tenir ces préjugés pour des faits véritables. En particulier lorsqu'il s'agit de sciences : c'est principalement pour ça que, quand on leur parle de toutes les découvertes et inventions réalisées au Moyen Âge, ils sont surpris. L'idée même que l'époque ait pu avoir quoi que ce soit de créatif et de novateur heurte leurs croyances les plus profondes.
C'est bien simple : demandez à la plupart des gens du grand public (profane de l'Histoire donc) d'imaginer ou de décrire le Moyen Âge et le résultat sera le même : de grands châteaux de pierre isolés en plein milieu d'une campagne sauvage et boueuse, reliés par des routes de terre battue, avec des paysans pauvres, affamés et frigorifiés pendant que le seigneur fait banquet sur banquet entre deux parties de chasse.
Bref : une vision du Moyen Âge construire par la culture populaire, et principalement le cinéma.

Exemple de Motte castrale, qui constitue l'ancêtre des châteaux-forts (désolé, l'image est pixélisée mais je l'ai choisie parce qu'elle est très parlante).
"Motte and bailey" en anglais, bailey désignant le village fortifié, ce type d'implantation est dominé par un proto-donjon (keep), et équipé d'ateliers (workshops), d'un puits (well) et d'installations agricoles sommaires. Par ses dimensions limitées, il s'agit moins d'un lieu d'habitation que d'un refuge en cas d'attaque.

En réalité, le Moyen Âge est beaucoup plus varié que ça. Déjà, il n'a rien d'une période sombre et froide - vous êtes au courant que le soleil se levait et se couchait normalement et que les saisons se succédaient aussi ? On est pas en Westeros avec ses hivers de plusieurs années.
Ensuite, les sociétés médiévales ont hérité d'une bonne partie des édifications antiques et, en Europe, romaines. C'est-à-dire que les villes fortifiées n'étaient pas rares, alors que, durant tout le début de la période, les châteaux ruraux étaient en bois (la fameuse motte castrale). En Orient, notamment dans le monde musulman, le climat plus chaud et sec aidant, de nombreux installations romaines (les ponts et aqueducs, les routes) ont été préservées. D'ailleurs les égouts romains n'ont pas disparu, ils ont juste arrêté de fonctionner faute d'entretien.

L'évolution de la société, d'abord très martiale, puis unifiée dans de grands ensembles territoriaux plus pacifiés, et la guerre relativement limitée (voire tournée exclusivement vers la croisade à partir de 1095) permet des évolutions sociales et techniques très fortes : c'est la naissance du moulin à vent et du moulin à eau, de l'optique, de la navigation en haute mer, c'est aussi le développement de nouvelles techniques d'agriculture, de l'ingénierie civile qui donnera naissance à des monuments aussi incroyables que les cathédrales, c'est la succession des architectures romane puis gothique et euh, vous savez, les étriers, ces trucs qui permettent de se tenir sur un cheval avec plus de stabilité et de sécurité ? Et ben ils ne sont apparus en Europe qu'au Moyen Âge, et ont contribué au développement d'une société agraire et martiale où le cheval a pris une place centrale.

Bien que le Krak des Chevaliers, en actuelle Syrie, soit emblématique de la période médiévale, il n'en est pas spécialement représentatif puisque, situé en Terre Sainte et bâti à l'occasion des croisades, il constitue l'élément principal de tout un réseau de défense régional, et non une habitation seigneuriale comme en Europe.

Les grands châteaux qu'on imagine toujours liés au Moyen Âge datent, en réalité, de la fin de la période - après l'apparition en Europe de la poudre noire et des bouches-à-feu, les premiers canons. À partir de la fin du XIIIème siècle, il faut épaissir les murs, augmenter la superficie des châteaux, voire réinventer totalement leur architecture en construisant des forteresses plus basses, en partie enterrées, pour mieux résister aux projectiles, ce qui en France donnera naissance, beaucoup plus tard (sous Louis XIV), aux citadelles de l'ingénieur Vauban.

Alors NON, clairement, le Moyen Âge n'est pas une période monolithique. Il a connu de grandes tendances qui se sont mêlées ou succédé, il a connu de véritables révolutions intellectuelles et culturelles, ses sociétés ont muté en fonction du contexte politique, sociétal, économique et culturel bref, le Moyen Âge est aussi riche et multiple que toute autre période historique.


Les villes françaises sont des créations médiévales.

C'est exactement l'inverse du préjugé précédent, mais il est cette fois animé par un projet politique, pas par la méconnaissance du grand public. On est ici TOTALEMENT dans le préjugé raciste de l'extrême-droite qui s'ingénie à réécrire l'Histoire pour défendre ses convictions, qui tournent souvent autour du roman national et des "racines chrétiennes" de la France. Tiens d'ailleurs, l'actualité sur les réseaux sociaux va me permettre de faire exceptionnellement un ajout en fin d'article qui n'est pas lié au Moyen Âge, mais qui est du même style.

Un fait évident et incontournable est que la ville, depuis les toutes premières sociétés politiques, c'est le CŒUR des activités humaines. Dès la fondation des premières cités-états en Mésopotamie, la ville est l'endroit où se retrouvent les artisans, les paysans, les commerçants pour échanger leurs biens, pour travailler et se tenir au courant des nouvelles. Historiquement, les premières élites sociales sont marchandes, ce sont les gens qui contrôlent l'économie et l'or. Ce modèle de développement sociétal est UNIVERSEL, c'est la raison pour laquelle, contrairement aux clichés colportés par les westerns, les Natifs-Américains ni vivaient pas toute l'année dans des tentes en peau pour suivre les bisons (va essayer de cavaler avec femmes, enfants, outils et maisons derrière un troupeau de 2000 bestiaux qui se déplacent à 40 à l'heure en moyenne). En réalité ils ne chassaient les bisons que lorsque ceux-ci passaient sur leur territoire lors des migrations, et ce n'est qu'après l'arrivée des Européens et des chevaux apportés du Vieux-Continent (et absents en Amérique) que les Natifs se sont mis à suivre et chasser les bisons toute l'année, avec les conséquences dramatiques que l'on a constatées.

Surtout ne dites à personne que les Celtes, avant la conquête romaine, vivaient dans de grandes maisons élaborées, personne vous croirait...
(modèle de maison celtique dans le Dorset, Angleterre. elle était conçue pour être étanche parce qu'elle servait aussi à stocker le grain pour les habitants.)

Plus près de chez nous, les Celtes, déjà eux, avant l'arrivée des Romains dans leur ère culturelle, avaient développé des villes qui étaient autant de lieux culturels et religieux, économiques et politiques. Et comme je vous aime bien, je vais balancer des noms : Chartres, alors oppidum des Carnutes, s'appelait Autricum, et avec le même statut, Orléans s'appelait Cenabum. Reims a été fondée sous le nom de Dorucortorum, et Arles a été l'objet de contacts culturels et commerciaux entre les Phocéens (Grecs) de Massalia (Marseille), les Celto-Ligures et même les Étrusques voisins des Romains.
 Poitiers, appelée à l'origine Limonum ou Lemonum, était la cité des Lémovices, qui ont donné leur nom à la région, le Limousin. Quant à Toulouse et Amiens, elles ont laissé TELLEMENT de vestiges archéologiques qu'on connaît même assez bien l'histoire de leur développement et des rapports commerciaux qu'elles ont entretenu avec les régions voisines depuis la fin de la Préhistoire.
Et bien sûr, il serait aussi utile d'ajouter à cette énumération LUTÈCE. Vous savez, cette cité celte située sur une petite île au milieu d'un fleuve, LÀ OÙ A ENSUITE ÉTÉ DÉVELOPPÉE PARIS !!!

Bref : NON. Les villes françaises ne sont pas uniquement des fondations médiévales. Alors certes, le Moyen Âge a connu une grande expansion démographique et urbanistique, notamment du fait des énormes flux migratoires qu'il a connu, expansion qui s'est accompagnée de vastes campagnes de défrichage des forêts et d'assèchement des lagunes côtières (notamment par ici tiens, dans le Nord de la France), mais un réseau urbain existait déjà avant l'arrivée des Romains, que ces derniers ont développé, et dont ont hérité les sociétés médiévales.


EN BONUS : LE PROFESSEUR BENALLA NOUS ENSEIGNE L'HISTOIRE ! ♥ ou : la colonisation durant l'Antiquité.
(j'te préviens, cette partie sera SUPER LONGUE)

Récemment, sur les réseaux sociaux - enfin surtout sur Twitter parce que sur Facebook ce sont des teubés dépolitisés - est survenue une shitstorm à l'origine duquel se trouve l'intermittent le plus connu de la police nationale française.
Après que Macron a affirmé, alors qu'il se trouvait en Afrique pour les fêtes de fin d'année (ce qui en soit est déjà nul mais bon c'est Macron) que la colonisation était une faute et un crime historique, les réacs de tout poil, à commencer par Marine Le Pen, l'ont attaqué sur cette déclaration. Et puis Benalla est arrivé et a pondu cet étron :


Alors.
Je pense que je vais choquer personne en disant que l'anachronisme est à peu près la pire erreur possible à faire en analyse historique - avec la téléologie, qui consiste à traiter les faits d'après ce qui est arrivé ensuite, par exemple en disant "tel personnage a fait ceci parce qu'ensuite il a décidé de faire cela." Le temps s'écoule dans un seul sens et c'est dans ce sens qu'on fait l'Histoire.

Pour le coup l'anachronisme en question, vous l'aurez compris, c'est évidemment de comparer la colonisation contemporaine, celle du XIXème siècle, avec les fondations coloniales antiques pratiquées par de nombreuses cultures, depuis les Phéniciens (fondateurs de Carthage) jusqu'aux Romains en passant par les Grecs.
Bon alors déjà, première erreur de Maître Benalla : Rome ne colonise pas ses ennemis, elle les conquiert. Rome n'a pas colonisé les tribus celtes, elle les a conquises. Ce qui dans les faits n'a rien à voir. Pourquoi ?

Carte de fondations des cités grecques (en rouge) et phéniciennes (en jaune) en Méditerranée au VIème siècle avant notre ère. Donc oui, bon, c'était une pratique courant et utile pour le commerce. Rien à voir avec la planification à grande échelle de prise de contrôle d'un pays façon empire colonial, puisque les colonies n'étaient souvent liées qu'à leur cité fondatrice (Massalia à Phocée par exemple).

Parce qu'une colonie, dans le contexte antique, c'est un truc TRÈS précis : c'est une cité fondée ex-nihilo, à partir de rien, par une autre cité. On choisit un site intéressant à un endroit où on veut avoir une emprise commerciale (d'où les cités grecques en Sicile et Italie du sud, pour l'agriculture) ou politique. Les habitants initiaux de la cité en possèdent d'emblée les droits civiques et souvent, sont acceptés dans la cité fondatrice. Les habitants arrivés plus tard ne reçoivent généralement pas la citoyenneté locale, ou alors sous conditions.
Dans le cas d'une extension politique, les Romains sont cas d'école : la romanisation ne se fait pas du jour au lendemain dans les territoires conquis. Comme l'exemple de Varus l'a montré en Germanie, quand tu veux imposer les lois (et les impôts) de Rome à un ennemi vaincu mais non romanisé, tu joues avec le feu.

Il est une vérité fondamentale dans l'histoire romaine qu'il faut connaître : qu'on le veuille ou non, la romanité est un idéal. Le mode de vie à la romaine est un objectif auquel aspirent les élites antiques, qu'elles vivent dans l'Empire ou non. Pourquoi ? Parce que, au-delà des premiers siècles de son existence, à partir du moment où Rome n'avait plus d'adversaire à sa mesure dans l'ouest de la Méditerranée (donc après avoir écrasé Carthage au IIIème siècle avant notre ère), la république romaine constitue un modèle de stabilité politique et surtout économique. Les tensions ou guerres civiles sont rarissimes et elles n'affectent pour ainsi dire pas du tout la santé politique et économique de la République - alors qu'en Orient, les royaumes issus de l'empire d'Alexandre passent leur temps à se battre entre eux et à affronter les Perses.
Entre le dernier siècle de la république et le début du Principat, alors que la république s'étend considérablement en Méditerranée orientale, Rome devient un modèle incontournable : les élites sociales et économiques antiques veulent atteindre cet idéal.

Le limes de Germanie inférieure, face à la Germanie Profonde ou Grande Germanie (qui n'a jamais été romaine), était un réseau de fortins, de tours de guet et de portes sur le Rhin qui servait d'interface commerciale et militaire avec le barbaricum, le territoire non-romain, mais également d'élément de romanisation du territoire, d'où la présence de colonies romaines comme Colonia Claudia Ara Agrippinensium (CCAA, en bas à droite), fondée par Claude et nommée d'après son épouse Agrippine, et qui porte encore aujourd'hui le nom de cette origine coloniale : Cologne, en Allemagne.

Mais comme la romanisation ça ne va pas de soi, dans les nouvelles provinces, il faut montrer ce que Rome peut apporter. On fonde alors des colonies, qui sont occupées par des vétérans de la Légion et leurs familles. On crée artificiellement un îlot de culture romaine en plein territoire conquis, îlot protégé par des hommes qui ont 15 à 20 ans d'armée dans les pattes, et à partir duquel vont se diffuser l'économie, la politique et la culture romaines. En fait l'ironie c'est qu'on ne crée pas des colonies romaines en territoire conquis pour romaniser mais précisément parce que ces nouvelles provinces ne sont pas prêtes à la romanisation.

Maintenant que la colonisation c'est fait, parlons de la conquête : CERTES, le monde oriental antique, hérité des empires perse et macédonien (celui d'Alexandre) ainsi que de l'histoire grecque, est beaucoup plus développé et urbanisé que la partie occidentale de l'Europe.
Mais ça veut pas dire que les Celtes étaient des sauvages qui vivaient dans des grottes. La culture celte était riche et diversifiée, elle s'étendait sur la majeure partie de l'Europe du nord-ouest, et elle avait établi de nombreuses villes et des réseaux routiers plus ou moins vastes qui participaient à sa cohésion - je l'ai dit dans ce même article, plus haut. Les infrastructures romaines, à commencer par les voies, larges, plates et régulières, ainsi que les égouts et les aqueducs, constituent certes des arrivées salutaires, mais ils sont loin d'être apportés à une culture qui ne dispose d'aucun savoir technique : le travail des métaux, l'art et l'agriculture celtes se défendent très bien.

Ensuite : la langue. Certes, les racines grammaticales du français sont à chercher du côté du latin, comme pour l'italien, l'espagnol, le portugais et le roumain (oui j'en ai déjà parlé à propos des guerres daciques de Trajan). Mais ça veut pas dire que le latin était une langue finie au moment où il a commencé à être parlé en Gaule.
Le latin a continué à évoluer même à l'intérieur de Rome, durant des siècles, si bien qu'à la chute de Rome (410), il s'était déjà bien éloigné du latin de Cicéron (Ier siècle av. J.C.), et ne parlons même pas du latin médiéval mêlé de langues germaniques qui a donné naissance à l'ancien puis au nouveau français.
Et ce, sans même évoquer les apports étrangers : quand des gens se déplacent à l'échelle d'un continent - je rappelle que l'Europe n'est pas fermée comme l'Amérique - ils emportent leur culture et leur vocabulaire avec eux, si bien qu'on trouve aujourd'hui dans la langue française de très nombreux mots d'étymologie venant d'autres langues latines, mais aussi issus de l'arabe, du grec (alors que le grec était parlé dans la partie orientale de l'Empire, non l'occidentale) et également des langues germaniques comme l'anglais, ou de langues nordiques (un fjord, en français, vous appelez ça comment ? ben, un fjord)...

Classification des langues romanes, à partir desquelles s'est formé le français.... mais oui hein, écoutons donc Maître Benalla qui nous dit que notre langue actuelle découle naturellement du latin...

Enfin : le pays. La conquête romaine des territoires celtes n'a ABSOLUMENT PAS donné naissance à un pays unifié. De fait, les Gaules restent plurielles pendant toute la période romaine, et même à l'avènement du Moyen Âge, le pays reste désuni d'abord entre les royaumes francs, ensuite, après l'épisode de Charlemagne, entre les royaumes de ses descendants, ce n'est que sous la dynastie capétienne, après l'an Mil, que la France commence à ressembler à un pays. Et même là, il n'est pas unifié : on est en pleine société féodale, avec les désunions que ça suppose. La France, unie, solide, sous un seul pouvoir incontesté, ça n'apparaît qu'à l'époque moderne, après l'écrasement du Duché de Bourgogne par le roi et ses armées... donc pratiquement à l'aube du XVIème siècle. Soit plus ou moins 1500 ans après la conquête romaine.
...mais oui hein, Rome a pris les tribus gauloises pour en faire un pays...

Donc si on résume, Maître Benalla s'est planté :
- sur le rapport inexistant entre colonisation antique et moderne
- sur la définition même de la colonisation romaine
- sur l'ascendance latine de notre langue
- sur l'origine purement romaine de nos infrastructures (lesquelles, je rappelle, ont été en bonne partie abandonnées faute d'entretien à l'époque médiévale...)
- sur le moment de constitution d'un "pays unifié" sur le territoire ce qui est aujourd'hui la France.

Maintenant la question à poser c'est POURQUOI. Pourquoi, en premier lieu, s'est-il permis de débiter des âneries pareilles ? Je vous le donne en mille : ce genre de réflexion de comptoir de la part de qui méconnaît l'Histoire obéit à un projet politique, à une vision sociétale précise, plus ou moins la même que les nationalistes et les fascistes qui prétendent que la France est un pays de culture exclusivement médiévale et chrétienne.
Le principe est simple : il faut inciter les gens qui ne connaissent pas l'Histoire à croire que seul un État centralisé avec des institutions fortes peut être une garantie d'évolution sociale et de stabilité. Il faut empêcher les gens de croire qu'il existe des alternatives à la monarchie (j'ai pas dit royauté, j'ai dit monarchie, donc régime politique doté d'un chef unique), des pouvoirs autogérés, des souverainetés locales. "Si on vit dans une société d'abondance et de sécurité à l'heure actuelle, ce n'est pas grâce à de longs processus sociétaux, grâce à des réflexions collectives, grâce à des évolutions mentales, culturelles et politiques, non, c'est parce qu'il s'est trouvé des dirigeants forts qui ont pris le pouvoir en main pour faire ce qui était nécessaire."
C'est ÇA qu'on essaie de faire croire. On essaie de pousser la population à penser qu'elle a besoin d'un chef charismatique, d'un genre d'élu qui seul est capable de mener la destinée d'un pays.


C'est justement pour éviter ce genre de dérive autoritaire et monarchiste, qui ouvre la voie au nationalisme, au roman national et à l'ignorance mêlée de peur, qu'on s'efforce de vulgariser l'Histoire et de déconstruire les préjugés. Il faut rappeler aux gens que la puissance politique est entre leurs mains, que n'importe qui peut contribuer à la souveraineté d'une nation, d'une population, non seulement face aux institutions qui émanent de cette nation, mais aussi face aux chefs qui voudraient gouverner sans avoir de comptes à rendre.
On vous dit que l'Histoire est faite de chefs, d'élus, de dirigeants talentueux, pour que vous oubliiez qu'en réalité, l'Histoire est faite de populations, de grands ensembles, de réflexions collectives, et que VOUS pouvez contribuer à ça.


Alors s'il vous plaît, la prochaine fois que vous entendez un truc sur l'Histoire, même si ça a l'air crédible, même si c'est énoncé par un historien diplômé, même si vous pensez que c'est vraisemblable : prenez des précautions, vérifiez les faits, faites des recherches si vous le pouvez. Une célébrité qui prend parole publiquement sur l'Histoire, c'est quelqu'un qui a un projet politique, des intentions. Et ces intentions ne sont pas toujours pures.

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