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3.8.20

Rome, l'Orient et les pirates (2) : l'expansion orientale et l'avènement des imperatores.

Bonjour Internet !
Voici la suite et la fin de l'histoire commencée dans l'article précédent : Rome face à l'Orient au Ier siècle avant notre ère

Tout a commencé autour de 133 avant notre ère : la république romaine a conquis la Grèce en 146, alors même qu'elle ne contrôle pas directement l'ensemble de l'Italie et n'influence le bassin méditerranéen occidental que grâce à des alliances et des cités fédérées. En 133, le souverain Attale III du royaume de Pergame meurt sans héritier et confie à Rome le soin de lui trouver un successeur : à l'issue d'une guerre courte et violente contre un prétendant, la république établit alors la province d'Asie sur le territoire de Pergame et devient une puissance orientale.

Alors que Rome est mise en péril par Jugurtha, roi de Numidie qui aspire à devenir maître de l'Afrique après la disparition de la république de Carthage, Mithridate, le roi du Pont, en Orient, se renforce au détriment de ses voisins en Bithynie, en Cappadoce et en Arménie. Parallèlement, la province séleucide de Cilicie, affaiblie par la misère et les guerres entre royaumes issus de l'empire d'Alexandre le Grand, devient le foyer d'une immense vague de piraterie qui prend très vite le contrôle de la Méditerranée orientale et centrale, depuis la Judée jusqu'à la Grèce et même les côtes italiennes. Les Romains réagissent aussitôt, mais sont trop occupés par ailleurs (et pas doués pour la guerre navale) pour endiguer la menace.


Buste de Mithridate VI Eupator en Hercule (avec une peau de lion sur la tête) du Ier siècle avant notre ère, Musée du Louvre, Paris.

Par la suite, Mithridate s'efforce de concentrer son pouvoir en Anatolie en installant des fidèles sur les trônes voisins (notamment en Cappadoce), ce que Rome ne peut empêcher puisqu'elle est empêtrée dans la Guerre Sociale, un conflit qui l'oppose aux cités fédérées du sud de l'Italie, en révolte face au poids politique et militaire de la République. En outre, la cité est en proie aux ferments d'une guerre civile entre deux courants opposés de nobles, les optimates conservateurs et les populares populistes. Rome est donc incapable de combattre Mithridate, qui finit par pousser jusqu'à l'ouest de l'Anatolie et à la province romaine d'Asie. Là, il massacre les Romains, traverse la mer Égée vers la Grèce et incite les populations locales à se révolter contre l'Italie tout en plaçant son entourage à la tête des royaumes occupés.

Au bout de quelques années et après avoir vaincu les cités italiennes fédérées (mais en leur accordant le droit romain et donc l'intégration dans la République), Rome, au paroxysme de la guerre civile, est déchirée entre deux grands généraux : Sylla, chef des optimates, et Marius, meneur des populares. Les combats et les massacres dans la ville sont nombreux, mais après la mort naturelle de Marius, Sylla se retrouve seul chef de guerre contre les armées du Pont, qu'il écrase en Grèce et repousse en Anatolie.
Cependant, la menace de Mithridate n'est pas éliminée, la soif de pouvoir politique des généraux romains est croissante, et les pirates de Cilicie maîtrisent encore tout le bassin méditerranéen oriental.


I. La fin de la piraterie cilicienne (74-67).

J'ai fait une petite ellipse depuis la fin de l'article précédent alors je résume vite fait ce que vous avez loupé :
  • Les derniers partisans de Marius (mort en 86) ont été massacrés ou exécutés sur les ordres de Sylla (notamment à la suite de proscriptions : on compte jusqu'à 500 chevaliers, sénateurs et autres nobles proscrits), certains après avoir voulu rallier les provinces contre Sylla, par exemple en Espagne ou en Afrique (quelques uns se sont suicidés pour échapper à leurs ennemis).
  • Sylla lui-même, grand général des optimates et vainqueur de Mithridate dans la première guerre mithridatique est mort en 78 à l'âge de 60 ans après avoir été dictateur puis dictateur à vie (on se refuse rien), ce qui a lui avait permis de légaliser les règlements de compte que je viens d'évoquer.
  • Une deuxième guerre mithridatique a été livrée (sur une attaque romaine au motif que Mithridate était en train de se réarmer contre Rome) mais elle n'a eu aucun effet notable sur l'équilibre entre Rome et le Pont. En effet, les efforts de reconstruction du Pont n'étaient pas tournés vers Rome (comme les Romains le pensaient) mais vers les révoltes dans les extrêmes de son royaume, en Colchide (actuelle Géorgie) et Crimée.

Bref, nous sommes donc en 74 (avant J.C. toujours) et le roi Nicomède IV de Bithynie, ancien ennemi de Mithridate, meurt sans héritier et charge Rome de gérer sa succession. ENCORE. Cette fois le doute n'est plus permis pour aucune des parties : Mithridate décide de prendre les devants pour éviter une nouvelle avancée des Romains en Orient et fonce avec ses armées. La république italienne envoie le général Marcus Aurelius Cotta assister le consul Lucius Licinius Lucullus face au Pont. 
Bon, on va laisser notre Lucullus ici pour l'instant, parce qu'il a du boulot face à Mithridate et nous on a mieux à faire que les regarder s'envoyer des marrons. Z'inquiétez pas, on va revenir les voir avant la fin de l'histoire.

Faisons une petite parenthèse occidentale dans notre grand conflit contre les fléaux endémiques de la république romaine.

Y'a un type, il s'appelle Quintus Sertorius, qui a commencé à faire parler de lui entre 87 et 83. Sertorius c'est pas un mauvais bougre, il est pas bien méchant, et il ne concerne même pas le Royaume du Pont ni les pirates de Cilicie (qui à l'époque continuent à faire chier tout le monde). Par contre, Sertorius, c'était un partisan de Caius Marius, le grand général opposé à Sylla dans la guerre civile des optimates et des populares. Du coup quand Sylla est revenu grand vainqueur de Mithridate en 81, il a fait comme les autres partisans de Marius afin d'éviter les massacres de populares (bon pour beaucoup d'entre eux ça a lamentablement foiré) : il a pris la tangente. Lui c'était direction l'Espagne où, jouant la carte du bon Romain (c'est pareil que le mauvais Romain sauf que le bon Romain, il voit une province... bon ok j'arrête), il fait la satisfaction des citoyens et des Celtibères au point de pouvoir se tailler un état indépendant, avec un Sénat et tout.

On va pas s'mentir, la République, un type qui lui pique un bout de territoire pour rouler en solo, ça la fait moyennement marrer. Du coup elle décide d'envoyer un jeune général des optimates, un homme talentueux et brutal qui s'est déjà illustré en éliminant des marianistes (partisans de Marius) en Afrique, en Numidie et en Sicile, un certain Cnaeus Pompeius.
Donc Pompée, on va l'appeler comme ça, mène une guerre difficile contre Sertorius - qui n'est pas la moitié d'un excellent soldat même s'il a tendance à mépriser "l'écolier de Sylla" qui s'oppose à lui - et finit par triompher grâce à un avantage numérique écrasant, une stratégie de sièges lente et minutieuse, et vers la fin, l'assassinat de Sertorius par ses partisans lassés de la guerre (c'est plus facile de vaincre un grand général si celui-ci est mort, faut admettre).

Buste de Pompée, date inconnue, Musée du Louvre, Paris, France.

Du coup, quand il s'agit de régler le problème de la piraterie, on pense naturellement à Pompée. C'est que les autres candidats ne brillent pas par leur talent : Marcus Antonius, celui qui avait réussi à les chasser de Crète, avait un fils qui portait exactement le même nom que lui et qu'on a chargé d'affronter les pirates de Cilicie à la suite de son père.
Sauf que Marcus Antonius 2ème du nom n'est pas très chaud à l'idée d'aller crapahuter en Orient pour chasser des pirates, alors à la place il décide d'attaquer la Crète - comme son père - en se disant déjà qu'elle est toujours alliée aux pirates (d'où le fait qu'ils s'étaient installés là) et ensuite que c'est une île, c'est facile à attaquer (visiblement ce type a jamais entendu parler d'Adolf Hitler et de l'Angleterre). Du coup les Crétois se révoltent et le Romain est obligé de signer un traité de paix humiliant pour sauver son cul. À Rome ça fait doucement marrer alors on décide de lui donner un surnom de "victoire" pour se moquer de lui et il devient Marcus Antonius Creticus, "le Crétique".

À la suite de ce pignouf de Crétique, Rome envoie Quintilus Caecilius Metellus en Crète également, où il fait des ravages dans tous les sens du terme : il triomphe des Crétois, mais avec une violence telle qu'il est détesté (bon par contre lui aussi il aura le titre de Creticus, et lui ce sera mérité).
Le tribun de la plèbe Aulus Gabinius propose alors une loi qui offrirait le commandement suprême à Pompée sur toute la Méditerranée et à 70 km des côtes (donc en incluant Rome elle-même, qui est à 40 bornes actuelles du port d'Ostie), la liberté de puiser autant qu'il le souhaite dans le Trésor de Saturne (celui de l'armée donc), ainsi que l'armement de 200 navires et le choix de 15 légats pour l'assister dans sa tâche, le tout pour une durée de deux ans. Bref : on lui offre la dictature, le pouvoir suprême de la république, tout à fait légale, mais utilisée en cas d'extrême urgence (notamment contre Hannibal sur la personne de Scipion l'Africain un siècle plus tôt).

Position des 25 légats de Pompée durant la guerre contre les pirates (noms en jaune) en 67 avant J.C., chacun responsable d'une partie des côtes. Les points rouges représentent les cités romaines (=de droit romain).

La proposition fait un tollé : le tribun est menacé et comme les tribuns de la plèbe, dont je rappelle que la personne est inviolable et protégée par les dieux, se font régulièrement assassiner depuis des années (merci les dieux !), il se réfugie auprès du peuple qu'il représente. Coup de chance, le peuple décide de protéger ses représentants (à l'heure actuelle, vous accepteriez de protéger un élu contre ses ennemis ?). La Lex Gabinia finit par être acceptée selon les termes suivants : 500 navires armés, 25 légats nommés, 120 000 hommes et 5000 cavaliers équipés pour combattre la piraterie. Autant dire que Pompée est temporairement aussi puissant que Jupiter dans le territoire de la république.

Alors comme il est très malin, il quadrille toute la Méditerranée, répartit ses 25 légats sur les côtes en leur assignant à chacun des zones de surveillance, pendant que lui part à la chasse. Et ça marche du tonnerre (Jupiter, tout ça (pardon)) : il capture ou détruit de nombreux navires, fait prisonniers d'innombrables pirates, s'empare des rostres de bronze des vaisseaux ennemis, repousse les Ciliciens toujours plus à l'est, jusqu'à ce qu'ils soient contenus dans leur province originelle, qui est assiégée, capturée et réduite en territoire romain.
Contrairement à nos politiciens contemporains, Pompée a parfaitement compris comment gérer les pauvres : tous les pirates de Cilicie qui se sont rendus à lui devant la défaite sont replacés sur des lopins de terre en Cilicie et ailleurs autour de la Méditerranée afin de valoriser l'espace. Bref : on leur donne de quoi vivre pour ne pas sombrer à nouveau dans la criminalité.

Oh : et toute cette opération a duré trois mois. TROIS MOIS pour dégager de la Méditerranée les pirates qui faisaient chier depuis 40 ans. C'est la honte intersidérale pour tous les autres Romains qu'on a envoyés contre la Cilicie. Cette grande partie de bataille navale nous porte donc en 67 avant Jésus-Christ.


II. La troisième guerre mithridatique (74-63).

Alors rappelle-toi, on avait laissé Lucullus affronter Mithridate avec l'aide d'un certain Marcus Aurelius Cotta (mais on s'en fout de lui). Lucullus est un grand général, faut l'admettre, mais il a LÉGER problème qui l'handicape durant cette guerre contre le Pont : il souffre de stannisbarathéonite aigüe. Cette maladie, nommée d'après un illustre connard (après si t'as jamais entendu parler de Game of Thrones et de Stannis Barathéon, j'ai envie de dire, t'as foutu quoi pendant ton confinement (cette vanne est so 2020 putain O_O)), consiste à se montrer froid, dur et inflexible face à l'adversité.
En l'occurrence, Lucullus gagne peu de batailles contre Mithridate parce qu'il est trop occupé à piller consciencieusement tout ce qui ressemble de près ou de loin à une cité orientale susceptible d'être utilisée contre lui par le roi du Pont.
Le seul effet notable de la guerre de Lucullus contre Mithridate, c'est d'avoir temporairement poussé le dirigeant oriental à se réfugier dans l'Arménie de son gendre Tigrane II après avoir perdu le Pont et la Bithynie, Arménie que le Romain a ensuite écrasée mais Mithridate a recouvré les deux au départ pour Rome de son ennemi.

En Italie, ça les fait doucement chier qu'un général en chef soit pas capable en presque dix ans de vaincre un royaume ennemi pendant qu'un autre transforme la Méditerranée en piscine romaine en l'espace de 3 mois (tout le monde ne peut pas s'appeler Sylla ou Pompée j'ai envie de dire), du coup le tribun de la plèbe Gaius Manilius fait voter une loi pour désigner Pompée comme nouveau général en chef face à Mithridate, en s'imaginant qu'à nouveau, l'affaire sera emballée dans les trois mois.
En 1944, les Américains s'imaginaient arriver à Berlin à la fin de l'été et rentrés à la maison pour Noël. Si on avait eu Pompée à l'époque, peut-être que la Seconde Guerre Mondiale se serait terminée en 1937.
Bref, après son parcours militaire et avec le soutien des chevaliers romains dont le grand commerce est pillé par cet abruti de Lucullus en Asie (d'autant que, depuis Sylla, l'ordre équestre a perdu en pouvoir politique au profit de la restauration sénatoriale), la Lex Manilia est acceptée.

L'Anatolie romaine, à l'époque impériale. C'est une carte de cours que j'ai eue à la fac, elle est pas très claire parce que très complète, toutes les cités d'Anatolie y sont représentées sous leur nom latin, de même que les frontières des provinces. Pergame se trouve sur la côte égéenne, face à l'île de Lesbos et l'on voit l'étendue des provinces d'Asie, de Cilicie et de Pont-Bythinie.
(oui bon, et parfois en cours j'me faisais un peu chier alors je m'occupais comme je pouvais ^^)

Pompée commence par interdire au roi Tigrane II d'Arménie de s'allier à Mithridate, parce que les alliances de voisinage à un moment ça va. Puis il lutte contre le Grand Méchant et parvient à l'écraser... bah, en quelques mois, en effet. Mithridate, dont le royaume est vaste, fuit vers le Caucase (la Colchide) et de là, vers le Royaume du Bosphore autour de la mer d'Azov (entre la Crimée et le reste de la Russie) où les Romains ne s'aventurent pas, parce que c'est quand même vachement loin, il fait froid et franchement Mithridate n'est plus menaçant. C'est d'ailleurs là qu'il sera renversé et poussé au suicide par son fils Pharnace II, qui sera roi du Bosphore jusqu'à sa mort.

Le royaume du Pont et la province d'Asie au début du Ier siècle avant notre ère. En rose, la république romaine, en violet vif, le royaume du Pont et en violet grisé, son extension maximale, qui met en évidence le royaume du Bosphore (Crimée) d'héritage grec, où Mithridate passa les dernières années de sa vie. À l'est, le royaume d'Arménie régulièrement allié à Mithridate puis réduit en état-client de Rome.

De son côté, Pompée récupère cependant quelques territoires orientaux pour faire bonne mesure : la Syrie, la Phénicie, le Pont, la Bythinie et l'intégralité de la Cilicie deviennent romains - au moins pour un temps, puisque le Pont deviendra un état-client de Rome dirigé par un roi local. Il se charge ensuite un bon moment d'organiser les nouvelles provinces en y instaurant un mélange de droit grec et romain, en agrandissant un certain nombre de villes et en fondant quelques cités bref, il devient très vite un personnage très populaire en Orient (ce qui l'aidera beaucoup dans sa guerre contre César).
Le général victorieux normalise les relations avec l'empire parthe, le grand ennemi héréditaire des Romains, en plaçant la frontière entre les deux puissances sur l'Euphrate, récompensant les fidèles de Rome et sanctionnant ceux de Mithridate. Après ça, Pompée répond à l'appel à l'aide des Juifs en guerre civile en Judée. Il y assiège et pille Jérusalem, inaugurant un genre de tradition historique qui fera date.


Conclusion : l'avènement des imperatores.

En 63, à la mort de Mithridate, disparaît l'un des derniers grands ennemis personnels de Rome : son fils Pharnace, de l'autre côté du Pont-Euxin (la Mer Noire) ne sera jamais une menace contre la république italienne, pas davantage que les Scythes.
Jusqu'à la disparition de Mithridate, Rome est plongée dans une période de guerre civile entre optimates et populares, de tensions avec les cités fédérées d'Italie, et de difficultés à gérer les expansions territoriales face à des nouveaux voisins hostiles. Cette période s'achève avec l'élimination de toute une génération de nobles romains, l'extension du droit romain dans toute l'Italie et la normalisation des rapports avec les royaumes de Numidie et d'Arménie (devenu un protectorat).

Mais si les partisans de Marius ont disparu pour la majorité, les quelques uns qui ont échappé aux purges peuvent incarner sans rivalité la nouvelle génération de populares, dont les idées sont encore vivaces - et notamment Jules César, neveu de Marius et époux de Cornelia Cinna, fille du successeur de Marius.
En outre, malgré le « triomphe sur le monde » de Pompée en 63, Rome est victime des longues guerres qu'elle vient de mener : les généraux victorieux sont immensément riches et populaires à Rome et ont le pouvoir d'imposer leur volonté aux sénateurs, et donc de contrôler la République. Ce contrôle repose sur un chantage : trop de légions ont été levées, trop de vétérans pompéiens réclament des terres publiques que le Sénat ne peut fournir, au risque qu'ils se retournent contre lui avec l'appui des imperatores.

Pompée lui-même, chef de file des optimates, s'associe pour diriger Rome au richissime Crassus, vainqueur de la révolte servile de Spartacus, et à Jules César, représentant des populares dont la popularité et la gloire militaire s'apprêtent à exploser quand celles de Pompée « le Grand » ont déjà atteint leur sommet...

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