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19.11.17

Movies'tory - Le prince et l'esclave : la Rome de Gladiator.

Premier article de ma nouvelle série Movies'tory, consacrée aux films historiques et à l'analyse de leur réalisme ! J'en ai déjà rapidement parlé, pour l'instant j'ai trois-quatre idées à ce sujet, mais je suis pas très sûr pour la plus récente parce qu'elle reprendrait en partie ce que dit déjà Baf à ce sujet.
D'ailleurs à ce propos, si vous voulez découvrir des analyses pertinentes et recherchées de certains motifs historiques - les mousquetaires, les Natifs-Américains, les archéologues, la légende arthurienne... - tels qu'ils sont dépeints dans le cinéma, je ne saurais que trop vous conseiller la série On Va Faire Cours de Baf donc, qui se trouve ici.
C'est vraiment intéressant, assez complet et non seulement ça explique la réalité historique derrière le 7ème art, mais en plus ça propose des pistes de réflexion sur le pourquoi de ces modifications - notamment concernant les Vikings qui sont présentés au cinéma comme des gros bourrins parce que c'est plus sexy que la réalité.


Franchement, le Vlog de Baf est génial, hésitez pas à vous abonner.
Donc voilà, Movies'tory ce sera ça, mais par écrit : je prends un film historique et j'analyse sa fidélité ou ses prises de libertés à l'aune de ma culture personnelle (notamment historique, évidemment).
D'ailleurs, si vous voulez prononcer ça à l'anglaise, c'est "mouvistry", parce que dans "history" en anglais, on prononce pas le o. "Histry" Me demandez pas pourquoi, j'en sais rien x)


Vous l'avez vu dans le titre, le premier film de la série est Gladiator de Ridley Scott, sorti au cinéma en 2000.
Alors évidemment, loin de moi l'idée de résumer ou de commenter le film seul, c'est un monument du cinéma, il a ressuscité le genre du péplum, tout le monde connaît.

Pour ce qui est de son écriture proprement dite, plusieurs sources et inspirations sont citées, à commencer par deux autres péplums, Spartacus (1960) et La chute de l'empire romain (1964), mais également une nouvelle de 1958 (Ceux qui vont mourir/Those about to die) ainsi que plusieurs réécritures du scénario.
D'emblée, le film était pensé pour être centré sur Commode - je vais y revenir - mais pour ça il fallait passer par son contexte et son père, Marc-Aurèle. Personnellement je pense que le contexte du film - la fin des années 90 - joue aussi.

Sites de bombardements à l'uranium appauvri réalisés par l'OTAN (l'alliance américaine) durant la guerre au Kosovo en 1999. Grosse ambiance, les Ricains. Bel esprit.

Le président américain Bill Clinton approche de la fin de son second et dernier mandat (achevé en 2001), les USA sont redevenus une nation en guerre - le Kosovo, la Serbie et les bombardements atroces que ça suppose - avec une société ultra-violente - je rappelle que le massacre du lycée de Colombine a lieu en 1999 - qui lorgne du côté de l'autoritarisme (parce qu'il y a toujours eu un équilibre incertain entre le droit des États et le droit de l'Union, de Washington, dans l'histoire américaine).
D'ailleurs, le moment-pivot du 11 septembre 2001 est celui qui confirme l'ambition américaine d'incarner l'autorité du "monde libre", d'être la grande puissance qui régente le monde, à l'image des Romains dans l'Antiquité tardive (tardive parce que, je rappelle, avant les Romains y'a 4000 ans d'histoire grecque, égyptienne et orientale).
Bref : en 1999/2000, les Américains ont besoin de retrouver la confiance dans leur république, et je pense qu'un blockbuster historique dans lequel un tyran est tué au nom de la république est un bon moyen de s'identifier à la grandeur romaine.

Seulement voilà : Marc-Aurèle n'a jamais voulu le retour de la république romaine. L'empereur Hadrien le remarque en 138 mais le trouve trop jeune (17 ans) pour lui succéder : il adopte à la place Antonin mais lui impose d'adopter Marc-Aurèle et Lucius Verus comme héritiers avant de mourir la même année.
En tant que co-héritier présumé, Marc-Aurèle passe donc le début de sa vie d'adulte sous l'autorité du prince et, à la mort de celui-ci (161) et de son frère adoptif et co-empereur (169), il se tourne vers Commode (déjà associé comme César, héritier, depuis 166) qui est acclamé Imperator en 176 à l'âge de 15 ans.
Bref, Marc-Aurèle assumait parfaitement le caractère dynastique du pouvoir impérial et sa place dans la lignée antonine. Bien que philosophe, il était avant tout empereur, et c'est à ce titre qu'il persécutait les chrétiens, qui refusaient de participer au culte impérial (qui fait du prince une idole et du prince défunt une divinité) et à la vie religieuse impériale.

Pensez ce que vous voulez mais pour moi ça c'est pas Commode. Ça c'est Joaquin Phoenix jouant dans un film de Ridley Scott en 2000. Mais sûrement pas le rôle de Commode.

Outre ce postulat de départ déjà bancal, Gladiator modifie aussi LARGEMENT le personnage de Commode. Si tout ce que tu sais de cet empereur se trouve dans ce film, tu ne sais rien de Commode. Fort heureusement, j'ai récemment publié un article à ce sujet.
Loin d'être un psychopathe ambitieux, cruel et adepte de l'inceste, Commode était un jeune homme pas très malin, mégalomaniaque et passionné par les combats et la gloire. Il se prenait pour un Hercule dans le Colisée, participait à des cultes mystérieux pour se rapprocher des divinités et entretenait ce qu'on appellerait aujourd'hui un culte de la personnalité.

C'est d'ailleurs là que nous amène le personnage de Commode joué par Joaquin Phoenix, scénario oblige : Maximus, général, esclave et gladiateur.
D'abord, on va faire court : un général déchu, durant l'âge d'or impérial, ça se sauve pas pour se venger. Les Romains avaient une conception de l'honneur qui n'a pas grand-chose à envier aux samouraïs. Si la déchéance est due à une défaite militaire, le type va se suicider. S'il est confronté à un empereur qu'il juge mauvais, il va revendiquer le pouvoir pour lui et devenir empereur ou mourir en essayant (encore une fois, par le suicide ou assassiné par ses troupes s'il perd).
Je sais bien qu'écrire un personnage héroïque avec une famille assassinée et de sérieux comptes à régler, c'est bien plus sexy, mais c'est à dix mille lieues de l'état d'esprit romain. De ce point de vue, la série Rome (et notamment les personnages de Brutus et Caton d'Utique, qui se suicident tous les deux après une défaite et la mort de leurs amis, Cassius et Metellius Scipion respectivement) est bien plus réaliste.
Au passage, pour aller de la Pannonie (actuelle Autriche) à l'Espagne, il faut plusieurs semaines, en particulier avec juste deux chevaux. En les crevant comme il le fait dans le film, Maximus aurait à peine pu dépasser l'Italie et il aurait croisé en chemin des villes et des provinces habitées, pas des étendues désertes comme dans le film.

 On va dire que je pardonne aussi cette tenue parce qu'elle est pétée de classe.


Pour ce qui est du thème central du film, les combats dans l'arène, là aussi ça va être lol.
Faudrait que je songe à emprunter les papiers de ma ptite sœur Marine-Blondinette (qui a donné une conférence à ce sujet pendant que moi je planchais sur le limes rhéno-danubien pour une conf dans la même fac où sa mère est prof et responsable d'un département) pour envisager de faire un article à ce sujet, mais la gladiature est une véritable institution à Rome, et non pas un simple divertissement avec des esclaves morts.

Je vais simplifier en faisant une comparaison plus ou moins juste : la gladiature c'est comme la boxe. Un sport. Violent, mais un sport quand même.
Les combats étaient davantage des duels en un-contre-un que des mêlées ouvertes. Les adversaires étaient choisis soigneusement en fonction de leur style et leur armement, qui dépendaient eux-mêmes de leur origine géographique (puisque, pour beaucoup, c'était des prisonniers de guerre) afin que les combats soient plus intéressants, mais aussi que les gladiateurs connaissent leur adversaires : on combattait ainsi souvent au sein d'une même école de gladiature.

Reproduction contemporaine allemande d'un mirmillon, gladiateur à grand bouclier.
Parce que oui, je le dis jamais mais ça se sent à travers toutes les cartes romaines que je mets en allemand, la recherche historique sur l'Antiquité et notamment la période romaine est très diffuse dans la langue allemande. La Germanie a jamais été romaine mais les Allemands connaissent très bien le sujet.

En outre, les gladiateurs étaient rarement tués au combat - ils étaient des professionnels coûteux à qui on accordait d'excellents soins et une bonne nutrition, et les meilleurs étaient souvent mieux perçus socialement ("médiatiquement" dirait-on aujourd'hui) que les citoyens les plus modestes. Parfois même, il arrivait qu'un Romain libre décide de se vendre à un laniste - un entraîneur de gladiateurs - pour embrasser la carrière lui-même. Eh, les gladiateurs de haut rang (si je puis dire) étaient même payés, parfois super cher, tout en restant esclaves et, s'ils étaient d'anciens citoyens, pouvaient après coup racheter leur liberté.

Il existait également des gladiatrices, des femmes combattant dans l'arène, mais c'était très rare.
Outre les combats à pied, les Romains avaient, grâce à l'étendue de l'empire, mis au point un certain nombre de mises en scène pour célébrer la gloire et le triomphe de leur culture et de leur mode de vie. La naumachie est un combat naval, lors duquel on remplit d'eau le fond du cirque (c'est pour ça que les bâtiments sont constitués de hauts gradins) pour y faire entrer des petits navires. La tauromachie est, comme de nos jours, un combat impliquant des taureaux.
On pouvait aussi faire entrer dans l'arène des animaux plus exotiques pour impressionner les citoyens : lions, éléphants ou même hippopotames (ok c'est super rare) africains ou même tigres importés du lointain Orient. Le film Gladiator parle de girafes, bah c'était une espèce animale connue grâce aux tribus indigènes d'Afrique du nord - avec également les dromadaires.

Ulpiano Checa, La naumachie, 1894, huile sur toile de 125.6 x 200.5 cm, lieu de conservation inconnu.

Pour en revenir aux mythes historiques, on n'utilisait pas la gladiature pour mettre à mort des condamnés, pour des raisons évidentes : il y avait toujours le risque que le supplicié gagne son combat... Le truc du pouce levé ou baissé pour déterminer le sort du vaincu c'est évidemment du pipeau, vu que les combats n'étaient pas à mort.
En fait pour les condamnés à mort de droit commun, y'avait pas une infinité de solutions : principalement le crucifiement, qui fait toujours son petit effet terrifiant, et les lions, mais dans ce cas on laissait aucune chance de survie - c'est de là que viennent les premiers martyrs chrétiens.


Tout ça pour dire que le personnage principal n'est pas réaliste dans son écriture, et aussi dans son nom.
Dans la tria nomina romaine - réservée aux nobles, Decimus est un prénom, Meridius un nom et Maximus un surnom. La plupart des personnages ne sont pas connus pour leur prénom, parce qu'il y en avait une vingtaine par genre au total, ou leur nom de famille - à cause de familles étendues démesurées - mais pour leur surnom. Caius Julius Caesar dit César. Marcus Tullius Cicero, Cicéron. Marcus Ulpius Traianus, Trajan.
Publius Aelius Hadrianus, l'empereur Hadrien, qui est le fils d'un sénateur appelé Publius Aelius Hadrianus Afer. Le cognomen, surnom, ça change tout.

Decimus Meridius Maximus, donc, s'il avait été plus réaliste, n'aura peut-être jamais quitté la Pannonie, ni ne serait devenu esclave et et n'aurait certainement pas affronté Commode. D'ailleurs Commode, s'il avait été réaliste, l'aurait défoncé d'une pichenette. Mais clairement, le Commode historique ne fait pas un méchant de film très sexy, sauf dans un film d'action bourrin des années 80.
Lucilla fréquentant un général et des sénateurs, c'est tout à fait crédible, puisque de toute façon elle a été exécutée après avoir comploté contre son frère, qui était effectivement son cadet. Son fils Lucius Verus a bien existé et il porte le nom de son père - le frère adoptif de Marc-Aurèle - mais est mort en bas âge.

Un rudius étant un glaive de bois, il est court, large et épais comme le glaive d'acier. Non parce qu'on voit souvent les Romains de cinéma/jeux vidéo se battre avec des armes plus tardives genre épées longues et haches. En vrai non.

Le rudius, sabre de bois libérant les gladiateurs, ça en revanche c'est véridique. Tout comme la présence un peu partout dans l'empire de cirques. Je doute fort que Marc-Aurèle ait jamais eu le temps de s'intéresser aux Jeux, encore moins pour les supprimer, mais ce prince est en effet connu pour être un grand philosophe - au sens antique du terme, c'est-à-dire plaçant toute son existence dans le cadre d'une doctrine personnelle née de sa culture - et il a laissé d'abondantes Pensées à la postérité.
Derniers détails très intéressants, Gladiator évoque rapidement le culte des ancêtres par les images, une pratique exercée par les patriciens (nobles) lors de cérémonies familiales comme les mariages ou enterrements. Dans le film, cela prend la forme des statuettes de Maximus, j'ai beaucoup aimé. Jubba, le Numide, peut avoir été capturé à la guerre ou dans quelque expédition sur la frontière égyptienne, et il est vrai que les mines (de sel ou autres) sont une des destinations possibles pour les condamnés de droit commun - je rappelle qu'il existait des carrières de pierre permanentes en Égypte et en Anatolie.

La libre circulation dans l'empire (dans ce cas précis, d'un laniste de province) est également un fait crédible, dans une certaine mesure (fallait s'entendre avec les autorités et payer des droits de passage), mais jamais un sénateur n'aurait pris la peine d'être vu avec un esclave, encore moins d'en traiter un avec familiarité.
En revanche, son nom est très intéressant : Gracchus, c'est le nom de deux frères, tribuns de la plèbe à la fin de la période républicaine (un peu avant César) qui ont essayé de promulguer des lois agraires en faveur du peuple et ont été assassinés en faveur du Sénat.


Conclusion du premier movies'tory, que dire du Gladiator de Ridley Scott ?
Clairement, c'est un film destiné à offrir du grand spectacle, en témoigne la séquence de bataille aberrante au début et les combats tout du long, et à s'inscrire dans une lignée grandiose, celle des péplums, dont il revendique l'héritage. C'est également un film très orienté politiquement, qui transforme une brute mal dégrossie en psychopathe calculateur, une assemblée de notables orgueilleux en défenseurs du petit peuple et un empire gouverné par un pouvoir incontesté en démocratie dans laquelle l'humeur de la plèbe effraie le Prince.


Je continue à penser que ce film répond à une des aspirations de la nation américaine au tournant du XXIème siècle, à savoir être confortée dans l'idée que son modèle socio-politique est le meilleur. Cela dit, Gladiator reste crédible à quelques égards, et avant toute chose, c'est un divertissement qui remplit sa fonction : il est beau, impressionnant, chargé émotionnellement, et formidablement orchestré par un Hans Zimmer en pleine forme.
Pour un peu plus de réalisme historique dans le même domaine, on peut toujours se consoler avec Rome, deux saisons, vingt-deux épisodes.

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